Jane, pensa Wang-mu. Il connaît Jane. Mais comment est-ce possible ? Et comment peut-il, se souciant peu de technologie avancée, expliquer à une entité informatique comment sauver sa propre vie ?
« Il va maintenant vous dire ce qui doit arriver. Je vous préviens que cela va être long et que vous devrez rester tranquilles pendant tout ce temps, et surtout ne pas tenter de précipiter les choses. Il doit tout replacer dans le contexte. Il va vous raconter l’histoire de toutes les créatures vivantes. »
Wang-mu savait qu’elle pouvait rester immobile pendant des heures sur une natte, car elle avait fait cela toute sa vie. Mais Peter avait l’habitude d’être assis sur une chaise, et la posture au sol lui était peu commode. Il devait déjà se sentir mal à l’aise.
Apparemment, Grace lut cette inquiétude sur son visage, ou était-elle tout simplement au courant des mœurs occidentales ? « Vous pouvez bouger de temps en temps, dit-elle. Mais faites-le discrètement, sans quitter Malu des yeux. »
Wang-mu se demandait combien de ces règles et protocoles Grace inventait au fur et à mesure et combien étaient réels. Malu, en revanche, semblait plus à l’aise. Après tout, il leur avait donné à manger alors que Grace pensait que lui seul devait manger ; elle ne connaissait finalement pas mieux les règles qu’eux.
Elle s’abstint pourtant de bouger. Et ne quitta pas Malu des yeux.
Grace commença la traduction : « Aujourd’hui, les nuages ont traversé le ciel, chassés par le soleil, et pourtant la pluie n’est pas tombée. Aujourd’hui, mon bateau a survolé l’océan, guidé par le soleil, et pourtant il n’y avait pas de feu lorsque nous avons touché le rivage. Et il en était ainsi au premier jour, lorsque Dieu toucha un nuage dans le ciel, et le fit tourner si vite qu’il devint un brasier et se transforma en soleil, tandis que tous les autres nuages se mettaient à tourner en décrivant des cercles autour du soleil. »
Cela ne pouvait être la légende originelle du peuple samoan, pensa Wang-mu. Ils n’avaient aucun moyen de connaître le système solaire tel que Copernic l’avait décrit jusqu’à ce que les Occidentaux le leur apprennent. Malu connaissait les traditions anciennes, mais il y avait incorporé des éléments plus récents.
« Alors les couches nuageuses se transformèrent en pluie, se vidèrent jusqu’à la dernière goutte, et il ne demeura que des boules d’eau tournoyantes. À l’intérieur de cette eau nageait un grand poisson de feu qui se nourrissait de toutes les impuretés s’y trouvant. Puis il les rejetait dans de grands jets de flammes expulsées hors de l’eau retombant telles des cendres brûlantes pour se répandre comme des torrents de roche en fusion. Des déchets du poisson-feu sortirent les îles de la mer et des vers qui grouillèrent sur les rochers jusqu’à ce que les dieux les touchent ; alors certains furent transformés en êtres humains et d’autres en animaux.
« Chacun des animaux était lié à la Terre par de puissantes lianes qui sortaient du sol et les enlaçaient. Personne ne pouvait les voir car il s’agissait de lianes divines. »
Théorie philotique, pensa Wang-mu. Il sait que les êtres vivants possèdent des philotes volubiles qui les relient au centre de la Terre. Sauf les êtres humains.
Et de fait, Grace poursuivit sa traduction en ce sens : « Seuls les êtres humains n’étaient pas liés à la Terre. Il n’y avait pas de lianes pour les maintenir en place, mais une toile de lumière les reliant au soleil tissée par aucun dieu. Ainsi tous les animaux se prosternèrent devant les humains, car les lianes les clouaient au sol, alors que la toile de lumière élevait les yeux et le cœur des hommes.
« Elle élevait leurs yeux, mais ils ne voyaient guère plus loin que les bêtes dont les yeux étaient rivés au sol ; elle élevait leur cœur mais il n’était rempli que d’espoir car il ne pouvait voir le ciel que le jour, et la nuit, lorsqu’il voyait les étoiles, il perdait de vue ce qui était proche de lui : l’homme voit rarement sa propre femme dans l’obscurité de sa demeure, même s’il arrive à voir les étoiles tellement lointaines que leur lumière met plusieurs vies humaines pour déposer son baiser sur ses yeux.
« Durant tous ces siècles et toutes ces générations, ces hommes et ces femmes au cœur plein d’espoir ont regardé le ciel et le soleil de leurs yeux presque aveugles, fixant les étoiles et les ténèbres, sachant que derrière ces murs se cachaient des choses invisibles, sans qu’ils pussent jamais deviner ce qu’elles étaient.
« Puis, en des temps de guerres et de terreur, lorsque tout espoir semblait perdu, vinrent des tisseurs d’une autre planète qui n’étaient pas des dieux mais les connaissaient. Chacun de ces tisseurs était lui-même une toile composée de milliers de fils reliés à leurs mains, leurs pieds, leurs yeux, leurs bouches et leurs oreilles, et ces tisseurs avaient créé une toile si large, si résistante et si fine, qu’elle pouvait s’étendre sur de grandes distances pour capturer tous les êtres humains et les garder avant de les dévorer. Mais au lieu de cela, la toile attrapa une déesse lointaine, une déesse si puissante qu’aucun autre dieu n’osait connaître son nom, si rapide qu’aucun autre dieu n’avait pu voir son visage ; elle avait été prise dans la toile. Mais cette déesse était trop rapide pour être immobilisée en attendant d’être dévorée. Elle courut et dansa le long des fils, tous les fils, n’importe quels fils pouvant relier les hommes entre eux, les hommes aux étoiles, les tisseurs entre eux, d’une lumière à une autre, elle danse sur ces fils. Elle ne peut pas s’échapper, et elle ne le souhaite pas, car maintenant tous les dieux peuvent la voir et connaître son nom, et elle connaît tout ce qui peut être connu, entend toutes les paroles prononcées, lit tout ce qui peut être écrit, et de son souffle, elle peut envoyer des hommes et des femmes au-delà de la lumière de n’importe quelle étoile, puis elle aspire de nouveau et ces mêmes hommes et ces mêmes femmes reviennent à leur point de départ, et lorsqu’ils reviennent, ils ramènent parfois d’autres hommes et d’autres femmes qui n’ont jamais existé auparavant. Comme elle ne reste jamais en place sur cette toile, elle les envoie de son souffle à un endroit, puis les aspire à un autre, à une vitesse telle qu’ils traversent l’espace, d’une étoile à une autre, plus vite que n’importe quelle lumière, et c’est ainsi que les messagers de cette déesse ont été aspirés de la demeure de l’ami de Grace Drinker, Aimaina Hikari, pour être expirés jusqu’ici, sur cette île, sur ce rivage, sous ce toit où Malu peut voir la langue rouge de la déesse touchant l’oreille de l’élu. »
Malu se tut.
« Nous l’appelons Jane », dit Peter.
Grace traduisit, et Malu reprit en langue sacrée : « Sous ce toit j’entends un nom si court, et pourtant à peine l’a-t-on prononcé que la déesse est allée d’un bout à l’autre de l’univers un millier de fois, tant sa vitesse est grande. Voici le nom que je lui donne : la déesse qui se déplace à grande vitesse sans jamais rester au même endroit mais qui arrive partout et reste reliée à tous ceux qui regardent le soleil et non la Terre. C’est un nom très long, plus long que celui de n’importe quel dieu que je connaisse, et pourtant il ne représente pas le dixième de son vrai nom, et même si j’arrivais à prononcer son nom en entier, il ne serait jamais aussi long que les fils sur lesquels elle danse.
— Ils veulent la tuer, dit Wang-mu.
— La déesse ne mourra que si elle le décide. Sa demeure est partout, son réseau touche tous les esprits. Elle ne mourra que si elle refuse de se choisir un endroit pour se reposer, car lorsque la toile sera rompue, elle ne sera pas obligée de rester isolée, à la dérive. Elle trouvera à se loger dans n’importe quel vaisseau. Je lui offre ce pauvre vieux vaisseau, assez grand pour contenir ma petite soupe sans en renverser, mais qu’elle pourrait remplir d’une lumière fluide qui se répandrait éternellement comme une bénédiction sur ces îles sans jamais s’éteindre. Je la supplie de se servir de ce vaisseau.