Et tout cela tournait en rond, comme le chemin qu’il était en train de suivre, le nez en l’air, dans la prairie.
Wang-mu pensait à sa maîtresse – ou plutôt, à son ancienne maîtresse – Qing-Jao. Elle aussi dessinait des motifs étranges. C’était ce que les dieux lui ordonnaient de faire. Non, c’est une façon de penser dépassée. C’était ce que son problème compulsif obsessionnel la poussait à faire. S’asseoir à même le sol et suivre les motifs du bois de chaque planche, suivre une même ligne sur toute sa longueur, et répéter ce geste ligne après ligne. Cela ne rimait à rien, et pourtant elle devait s’y résoudre car c’était grâce à cette seule soumission, aussi abrutissante que dépourvue de sens, qu’elle pouvait se libérer en partie de ses pulsions. Qing-Jao, elle, a toujours été esclave ; moi, non. Car le maître qui la contrôlait opérait de l’intérieur de son esprit. Alors que j’avais toujours mon maître en face de moi, de sorte que mon être profond n’a jamais été atteint.
Peter Wiggin sait qu’il est contrôlé par les peurs et les passions inconscientes d’un homme complexe se trouvant à des années-lumière de lui. Qing-Jao, de son côté, pensait que les dieux étaient à l’origine de ses obsessions. À quoi bon se répéter que ce qui vous contrôle vient de l’extérieur, si vous le ressentez au plus profond de vous-même ? Comment le fuir ? Comment s’en cacher ? Qing-Jao devait être libre désormais, délivrée par le virus porteur que Peter avait apporté avec lui sur La Voie pour le remettre à Han Fei-Tzu. Mais Peter… quelle liberté pouvait-il espérer ?
Et pourtant il faut qu’il vive comme s’il était libre. Il doit lutter pour sa liberté, même si cette lutte elle-même est une autre manifestation de son esclavage. Une part de lui veut être lui-même. Non, pas lui-même. Un être.
Alors quel est mon rôle dans tout cela ? Dois-je accomplir un miracle et lui donner un aiúa ? Je n’en ai pas le pouvoir.
Et pourtant je possède un pouvoir, pensa-t-elle.
Elle devait avoir un pouvoir, sinon pourquoi lui aurait-il parlé si librement ? Tout étranger qu’il était, il s’était confié à elle sans hésiter. Pourquoi ? Parce qu’elle était dans le secret, certainement, mais il y avait autre chose.
Ah, bien sûr. Il pouvait lui parler librement parce qu’elle n’avait jamais connu Andrew Wiggin. Peut-être que Peter n’était rien d’autre qu’une facette d’Ender, tout ce qu’Ender craignait et détestait en lui-même. Mais elle ne pouvait pas les comparer. Quoi que puisse être Peter, et quel que soit celui qui le contrôlait, elle était sa confidente.
Ce qui faisait d’elle, une fois de plus, la servante d’un autre. Elle avait aussi été la confidente de Qing-Jao.
Elle frissonna, comme pour se débarrasser de la triste comparaison. Non, se dit-elle. Ce n’est pas pareil. Parce que ce jeune homme vagabondant parmi les fleurs sauvages n’a aucune emprise sur moi ; il se borne à me faire part de sa douleur en espérant que je vais le comprendre. Quoi que je lui donne, ce sera de mon plein gré.
Elle ferma les yeux et appuya la tête contre l’encadrement de la porte. Oui, je le lui donnerai de mon plein gré, pensa-t-elle. Mais que pourrais-je bien lui donner ? Eh bien, exactement ce qu’il attend de moi – ma loyauté, mon dévouement, mon aide dans toutes les tâches qu’il doit accomplir. M’immerger en lui. Mais pourquoi suis-je en train d’anticiper tout ce que je vais faire ? Parce que malgré les doutes qui le rongent, il a le pouvoir de rallier les hommes à sa cause.
Elle ouvrit de nouveau les yeux, puis alla le rejoindre dans les hautes herbes. Il la vit et demeura silencieux alors qu’elle s’approchait de lui. Des abeilles bourdonnaient autour d’elle, des papillons virevoltaient dans l’air, l’évitant malgré leur vol apparemment désordonné. Au dernier moment, elle tendit la main pour attraper une abeille qui butinait une fleur et referma sa main sur elle, puis brusquement – avant qu’elle ne la pique –, la jeta au visage de Peter.
Surpris et agacé, il agita les bras pour éloigner l’abeille agressive, se baissa pour l’éviter, et fit quelques pas en courant jusqu’à ce qu’elle se désintéresse de lui pour retourner vers les champs de fleurs. Il put alors se tourner vers Wang-mu, furieux.
« Pourquoi avez-vous fait ça ? »
Elle gloussa – sans pouvoir s’en empêcher. Il avait eu l’air si ridicule.
« C’est ça, marrez-vous. Je sens que vous allez être de charmante compagnie.
— Fâchez-vous, je m’en moque, dit Wang-mu. Je vais vous dire quelque chose. Vous croyez que là-bas, sur Lusitania, l’aiúa d’Ender s’est dit : « Oh, une abeille ! » et vous a poussé à la faire partir en vous débattant comme un clown ? »
Il roula des yeux. « Comme vous êtes futée ! Ah ça, mademoiselle Mère Royale de l’Ouest, on peut dire que vous avez réglé tous mes problèmes ! Je m’aperçois enfin que j’ai toujours été un véritable garçon ! Et pendant tout ce temps, ces chaussons rouges avaient le pouvoir de me ramener au Kansas !
— Quel Kansas ? demanda-t-elle, en regardant ses chaussures, qui n’étaient pas rouges du tout.
— Un souvenir de plus qu’Ender et moi partageons. »
Il resta là à la considérer, les mains dans les poches.
Elle demeura silencieuse elle aussi, les mains croisées devant elle, lui retournant son regard.
« Alors vous êtes avec moi ? lui demanda-t-il enfin.
— Il faudra que vous fassiez un effort pour ne pas être méchant avec moi.
— Il faudra voir ça avec Ender.
— Je me moque de savoir quels aiúas vous contrôlent. Vous avez quand même vos propres pensées, et elles sont différentes de celles d’Ender – vous avez eu peur de l’abeille, alors qu’il ne pensait même pas à une abeille à ce moment-là, vous le savez très bien. Donc, quelle que soit la partie de vous qui contrôle le reste, ou quel que soit votre vrai « vous », c’est cette bouche qui se trouve là, sous votre nez, qui va m’adresser la parole. Et si vous voulez que l’on travaille ensemble, vous avez intérêt à être aimable avec moi.
— Alors plus de bataille d’abeilles ? demanda-t-il.
— C’est d’accord.
— C’est mieux comme ça. Avec ma chance, Ender m’aura donné un corps allergique aux piqûres d’abeille.
— Il peut aussi être très dangereux pour les abeilles. »
Il esquissa un sourire. « Je commence à vous apprécier. Et je ne suis pas certain que cela me plaise. »
Il se dirigea vers le vaisseau. « Allez, venez ! lui cria-t-il. Voyons voir quelles informations Jane peut nous donner sur la planète que nous sommes supposés envahir. »
2
« tu ne crois pas en dieu »
Novinha ne voulait pas le rejoindre. La brave vieille enseignante semblait sincèrement chagrinée en expliquant cela à Ender. « Elle n’est pas fâchée, expliqua-t-elle. Elle m’a dit que… »