Ender acquiesça, comprenant le dilemme de l’enseignante prise entre sa compassion envers lui et son honnêteté. « Vous pouvez me rapporter ses paroles. Après tout, c’est ma femme, je suis en mesure de supporter ça. »
La vieille enseignante roula des yeux. « Je suis moi-même mariée, vous savez. »
Bien sûr qu’il le savait. Tous les membres de l’Ordre des Enfants de L’Esprit du Christ – Os Filhos da Mente de Cristo – étaient mariés. C’était la règle.
« Je suis mariée, je sais donc parfaitement que votre épouse est la seule personne qui connaisse les mots que vous ne supportez pas d’entendre.
— Alors permettez-moi de m’exprimer autrement, énonça Ender d’un ton affable. C’est ma femme, je suis donc prêt à entendre ce qu’elle a dit, que je le supporte ou non.
— Elle dit qu’elle doit terminer le désherbage et qu’elle n’a pas de temps à consacrer à des luttes de moindre importance. »
Oui, c’était bien de Novinha. Elle pouvait se convaincre d’avoir pris le manteau du Christ sur ses épaules, mais dans ce cas c’était le Christ qui dénonçait les Pharisiens, qui disait toutes ces choses cruelles et sarcastiques aux ennemis comme aux amis, et non cet homme doux à la patience sans limites.
N’empêche qu’Ender n’était pas homme à capituler parce que son amour-propre avait été touché. « Alors qu’attendons-nous ? demanda-t-il. Dites-moi où je peux trouver une binette. »
La vieille enseignante le fixa un long moment, puis sourit et le guida jusqu’aux jardins. Un peu plus tard, muni de gants et une binette à la main, il se tenait au bout de la rangée dans laquelle Novinha travaillait. Courbée sous les rayons du soleil, les yeux rivés au sol, elle coupait les racines des mauvaises herbes en les retournant pour qu’elles se dessèchent sous le soleil brûlant. Elle venait dans sa direction.
Ender gagna la rangée de mauvaises herbes qui longeait celle de Novinha, puis se mit à biner en avançant vers elle. Ils ne se croiseraient pas, mais passeraient très près l’un de l’autre. Elle le remarquerait ou non. Elle lui parlerait ou non. Elle l’aimait toujours et avait encore besoin de lui. Ou non. Mais quoi qu’il en soit, à la fin de la journée il aurait arraché les mauvaises herbes dans le même champ que sa femme, sa présence aurait rendu son travail moins pénible, et il serait ainsi toujours son mari, si réticente soit-elle à le voir tenir ce rôle aujourd’hui.
La première fois qu’ils se croisèrent, elle ne prit même pas la peine de lever les yeux. Mais cela n’était pas vraiment nécessaire. Elle pouvait deviner sans même le regarder que celui qui venait l’aider à désherber si peu de temps après qu’elle avait refusé de voir son mari devait fatalement être son mari. Il savait qu’elle le saurait, comme il savait qu’elle était trop fière pour le regarder et lui montrer qu’elle avait envie de le revoir. Elle allait garder les yeux rivés sur les mauvaises herbes jusqu’à s’en rendre presque aveugle, parce que Novinha n’était pas du genre à se plier à la volonté de qui que ce soit.
Sauf bien entendu à celle de Jésus. Tel était le message qu’elle lui avait envoyé, le message qui l’avait amené ici, bien résolu à lui parler. Un bref message formulé dans le langage de l’Église. Elle se séparait de lui pour servir le Christ parmi les Filhos. Elle s’était sentie désignée pour accomplir cette tâche. Il devait considérer qu’il n’avait plus aucune obligation envers elle, et n’attendre rien d’autre d’elle que ce qu’elle était prête à donner à tout enfant de Dieu. C’était un message froid, malgré toute la douceur du style.
Ender n’était pas non plus du genre à se plier facilement à la volonté d’autrui. Au lieu d’obéir à ce message, il avait décidé de venir ici, bien résolu à faire le contraire de ce qu’elle lui avait demandé. Et pourquoi pas, après tout ? Ce n’était pas la première fois que Novinha prenait les décisions. Chaque fois qu’elle choisissait d’agir pour le bien de quelqu’un d’autre, elle finissait par le détruire malgré elle. Comme Libo, son ami d’enfance et amant secret, le père de tous les enfants qu’elle avait eus pendant son mariage avec cet homme violent mais stérile, qui était resté son mari jusqu’à sa mort. Craignant qu’il ne meure, comme son père, entre les mains des pequeninos, Novinha lui avait caché le résultat vital de ses recherches sur la biologie de Lusitania de peur que cela ne le tue. En fait, c’était cette ignorance qui l’avait mené à sa mort. Ce qu’elle avait voulu faire pour son bien et à son insu avait fini par le tuer.
On aurait pu croire qu’elle en aurait tiré une leçon, pensa Ender. Mais elle continue à agir de la même manière. À prendre des décisions qui pèsent sur la vie des autres, sans les consulter, sans même se poser la question de savoir s’ils désirent vraiment être sauvés du malheur dont elle est censée les délivrer.
Et si elle s’était contentée d’épouser Libo, si elle lui avait dit dès le départ tout ce qu’elle savait, il serait probablement encore vivant et Ender n’aurait jamais épousé sa veuve ni aidé celle-ci à élever son plus jeune enfant. C’était la seule famille qu’Ender ait jamais eue ou puisse espérer avoir. Si malheureuses qu’aient pu être les décisions de Novinha, il devait la plus belle partie de sa vie à l’une de ses plus fatales erreurs de jugement.
Au deuxième passage, Ender se rendit compte que dans son obstination, elle ne lui parlerait pas ; aussi, comme d’habitude, il céda le premier et rompit le silence.
« Les Filhos sont mariés, tu sais. Le mariage fait partie des institutions de cet ordre. Tu ne pourras pas en faire partie sans moi. »
Elle abandonna son travail un instant. Le tranchant de sa binette se posa sur le sol sans l’entamer, le manche à l’abandon dans ses doigts gantés. « Je peux désherber les betteraves sans toi », dit-elle enfin.
Il se sentit soulagé d’avoir réussi à briser le mur de silence qu’elle avait dressé. « Non, répliqua-t-il. Puisque je suis là.
— Tu te trouves sur les pommes de terre. Je ne peux pas t’empêcher de désherber les pommes de terre. »
Ils ne purent s’empêcher d’éclater de rire, puis elle se redressa en laissant échapper un gémissement, lâcha la binette, et prit la main d’Ender dans la sienne. Ce contact le fit frissonner, malgré les deux épaisseurs de gants de jardinage qui séparaient leurs paumes et leurs doigts. « Si je profane de mon contact…, commença Ender.
— Pas de Shakespeare, l’interrompit-elle. Pas de « lèvres pareilles à deux pèlerins rougissants ».
— Tu me manques, reprit-il.
— Il faudra t’y habituer.
— Ce n’est pas nécessaire. Si tu rejoins les Filhos, moi aussi. »
Elle s’esclaffa.
Ender n’aimait pas qu’elle se moque ainsi de lui. « Si une xénobiologiste peut quitter un monde de souffrances inutiles, pourquoi un vieux Porte-Parole des Morts à la retraite ne pourrait-il pas en faire autant ?
— Andrew, dit-elle, je ne suis pas ici parce que j’ai renoncé à la vie. Je suis ici parce que j’ai réellement offert mon cœur au Rédempteur. Ce dont tu seras toujours incapable. Tu n’as rien à faire ici.
— Si tu y es, j’ai toutes les raisons d’y être moi aussi. Nous avons prêté serment. Fait une promesse solennelle à laquelle la Sainte Église ne nous laissera pas renoncer. Au cas où tu l’aurais oublié. »
Elle lâcha un soupir et son regard s’égara au-delà des murs du monastère, vers le ciel. Au-delà des murs, des prairies, par-delà une barrière, une colline, dans les bois… là où le grand amour de sa vie, Libo, était parti, là où il était mort. Où Pipo, le père de celui-ci, qui avait été pour elle comme son propre père, était parti mourir lui aussi. C’était dans un autre bois que son propre fils, Estevão, avait trouvé la mort à son tour, mais Ender comprenait en la voyant que lorsqu’elle contemplait le monde extérieur, celui-ci lui rappelait toutes ces morts. Deux d’entre elles avaient eu lieu avant l’arrivée d’Ender sur Lusitania. Mais en ce qui concernait la mort d’Estevão… elle avait supplié Ender de le dissuader d’aller dans les zones dangereuses où les pequeninos parlaient de faire la guerre et de tuer les humains. Elle savait aussi bien qu’Ender qu’arrêter Estevão l’aurait tué tout aussi sûrement car il n’était pas devenu prêtre pour trouver une sécurité, mais pour aller prêcher le message du Christ à ces créatures qui ressemblaient à des arbres. Quelle qu’ait pu être la joie des premiers martyrs chrétiens, Estevão avait certainement dû ressentir une émotion semblable alors qu’il mourait lentement, enlacé par un arbre meurtrier. Quel qu’ait été le réconfort que Dieu leur avait envoyé au moment du sacrifice suprême. Mais aucune joie de ce type n’était venue réconforter Novinha. Dieu n’avait manifestement pas étendu les bienfaits de ses services à ses proches parents. Et dans sa rage et sa douleur, elle avait accusé Ender. Pourquoi l’avait-elle épousé, si ce n’était pour qu’il la protège de pareilles catastrophes ?