Il ne lui avait jamais dit ce qui était l’évidence même, à savoir que si quelqu’un devait être tenu pour responsable, c’était Dieu, et non lui. Après tout Dieu avait fait des saints – ou presque – de ses parents, morts en découvrant l’antidote du virus de la descolada lorsqu’elle était encore enfant. Et c’était sans nul doute Dieu qui avait guidé Estevão pour aller porter la bonne parole chez les pequeninos les plus dangereux. Pourtant, dans sa douleur, c’était vers Dieu qu’elle s’était tournée, tout en s’éloignant d’Ender qui, lui, ne voulait que son bien.
Il ne le lui avait jamais dit, car il savait qu’elle ne l’aurait pas écouté. Et puis, elle voyait les choses différemment. Si Dieu lui avait enlevé son père, sa mère, Pipo, Libo, et enfin Estevão, c’était parce qu’il avait voulu la punir de ses péchés. Mais si Ender n’avait pas réussi à empêcher Estevão de partir effectuer cette mission suicide chez les pequeninos, c’était parce qu’il s’était montré aveugle, entêté, rebelle, et parce qu’il ne l’aimait pas assez.
Pourtant il l’aimait. Il l’aimait de tout son cœur.
De tout son cœur ?
De la partie qu’il connaissait, en tout cas. Car quand ses secrets les plus enfouis avaient été révélés, lors de ce premier voyage Dehors, ce n’était pas Novinha que son cœur avait fait apparaître. Apparemment, il y avait quelqu’un d’autre qui lui importait davantage.
De toute façon, il ne pouvait pas contrôler ce qui se passait dans son subconscient – pas plus que Novinha. Tout ce qu’il pouvait contrôler c’était ce qu’il faisait lui-même, et ce qu’il faisait en ce moment même, c’était montrer à Novinha que malgré ses efforts pour le repousser, il ne s’en irait pas. Et elle pouvait toujours s’imaginer qu’il aimait davantage Jane, ou le rôle qu’il tenait dans les grandes tâches de l’humanité. C’était elle qu’il aimait plus que tout. Il était prêt à tout abandonner pour elle. Il resterait cloîtré derrière les murs d’un monastère pour elle. Il désherberait des rangées entières de plantes inconnues en pleine chaleur. Pour elle.
Mais même cela n’était pas suffisant. Elle voulait qu’il agisse non pour elle, mais pour le Christ. Eh bien, dommage. Il n’était pas marié au Christ, et elle non plus. Et puis, qu’un homme et une femme se donnent entièrement l’un à l’autre n’allait pas vraiment contrarier Dieu. Après tout, cela faisait partie de ce que Dieu attendait des humains.
« Tu sais, je ne t’en veux pas pour la mort de Quim, dit-elle, utilisant le surnom donné à Estevão par la famille.
— Je l’ignorais. Mais je suis content de l’apprendre.
— Je t’en ai voulu au début, mais je savais bien que ce n’était pas raisonnable. Il est parti parce qu’il le voulait, et il était suffisamment grand pour ne pas se laisser dicter sa conduite par des parents possessifs. Je n’ai pas su le retenir, comment y serais-tu arrivé ?
— Je ne le souhaitais même pas. Je voulais qu’il y aille. C’était l’aboutissement de toute sa vie.
— Ça aussi, je le sais désormais. C’est juste. Comme il était juste qu’il parte, comme il était juste qu’il meure, car sa mort représentait quelque chose. Non ?
— Elle a permis de sauver Lusitania d’un holocauste.
— Et a poussé de nombreux fidèles vers le Christ. » Elle s’esclaffa, de son ancien rire, ce rire ironique qu’il avait fini par apprécier d’autant plus qu’il était devenu rare. « Des arbres pour Jésus, dit-elle. Qui aurait pu le croire ?
— On l’appelle déjà saint Stephen des Arbres.
— C’est un peu prématuré. Il faut du temps. Il doit d’abord être béatifié. Puis des guérisons miraculeuses auront lieu sur sa tombe. Fais-moi confiance, je sais de quoi je parle.
— Les martyrs ne courent pas les rues de nos jours. Il sera béatifié. Puis canonisé. Les gens iront prier pour qu’il leur serve d’intermédiaire avec Jésus, et cela marchera, parce que si quelqu’un a le droit d’être écouté par Jésus, c’est bien ton fils. »
Des larmes coulèrent le long de sa joue alors même qu’elle s’était remise à rire. « Mes parents ont été des martyrs, ils deviendront des saints ; mon fils aussi. La piété a sauté une génération.
— C’est vrai, la tienne a été une génération d’hédonisme égoïste. »
Elle se retourna enfin pour lui faire face, lui offrant le spectacle de ses joues ruisselantes de larmes, de son visage souriant, de ses yeux pétillants qui lisaient au plus profond de son cœur. La femme qu’il aimait.
« Je ne regrette pas mon adultère, dit-elle. Comment le Christ peut-il me pardonner, alors que je ne me suis même pas repentie ? Si je n’avais pas couché avec Libo, mes enfants ne seraient pas venus au monde. Dieu ne peut tout de même pas être contre cela ?
— Je crois que Jésus a dit ceci : « Moi, le Seigneur, je pardonnerai à ceux à qui je pardonnerai. Mais vous, vous devez pardonner à tous les hommes.
— Plus ou moins. Je ne suis pas experte en Saintes écritures. » Elle tendit la main et lui caressa la joue. « Tu es si fort, Ender. Mais tu as l’air fatigué. Comment peux-tu être fatigué ? L’univers de l’humanité dépend encore de toi. Du moins la race humaine tout entière. Tu appartiens donc à ce monde. Pour le défendre. Mais tu es fatigué.
— De l’intérieur, oui. Tu m’as vidé de la substance vitale qui me restait.
— Comme c’est étrange. Je pensais plutôt que je t’avais débarrassé du cancer qui te rongeait.
— Tu as du mal à comprendre ce que les autres veulent de toi et ce dont ils ont besoin, Novinha. Personne ne le peut. Nous risquons tous de blesser ceux que nous essayons d’aider.
— C’est pour cela que je suis ici, Ender. J’en ai assez de prendre les décisions. Je me suis fiée à mon propre jugement. Puis, je me suis fiée à toi. Je me suis fiée à Libo, à Pipo, à Père, à Mère, à Quim, et à chaque fois ils m’ont déçue, ou ils sont partis, ou encore… non, je sais bien que tu n’es pas parti, et je sais que ce n’est pas toi qui… oh, écoute-moi Andrew, écoute-moi. Le problème n’était pas ceux en qui j’avais confiance, le problème était que je leur faisais confiance quand aucun être humain au monde ne pouvait me donner ce dont j’avais besoin. Et vois-tu, j’avais besoin de délivrance. J’avais besoin… j’avais besoin de rédemption. Et tu ne peux pas me l’apporter – ces mains généreuses me donnent plus que ce que tu me dois, Andrew, mais toujours est-il que tu ne peux me donner ce dont j’ai besoin. Seul mon Sauveur, seul Celui-Qui-Est-Sacré peut me donner cela. Tu comprends ? La seule façon que ma vie vaille la peine d’être vécue est de la Lui offrir. Voilà où j’en suis.