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Vous imaginez quelle a été ma surprise lorsque, après avoir parlé de ses sentiments envers la Scandinavie, il se lançait dans une analyse de la culture et de la littérature japonaise, développant précisément l’idée qui avait fait son chemin dans mon esprit quand j’avais lu son introduction – les paragraphes concernant Nils, apparemment sans lien avec ce qui suivait. Lui, un homme qui avait étudié de près les peuples limitrophes (ou périphériques) du japon, en particulier la culture d’Okinawa, considérait le Japon comme une culture menacée de perdre son élément central. Selon lui, la littérature sérieuse japonaise était précisément en train de dépérir parce que les intellectuels japonais « acceptaient » et « excusaient » les idées occidentales, sans forcément y croire, pris par l’effet de mode, tout en ignorant les idées si fortes inhérentes à la culture Yamato (la tradition japonaise), idées qui auraient donné au Japon le pouvoir de devenir une nation centrale par ses propres moyens. Enfin, il utilisait les mots « centre » et « périphérie » dans la phrase qui suit :

« Cependant, les écrivains d’après-guerre recherchèrent un chemin différent qui propulserait le Japon sur la scène mondiale, non en son centre mais dans sa périphérie. » (pp. 97–98)

Son propos n’était pas le même que le mien, mais sa notion de centre et de périphérie était plutôt harmonieuse.

J’ai pris toutes les remarques de Oe sur la littérature de manière très personnelle, parce que, comme lui, je fais partie d’une culture « périphérique » qui « accepte » et « excuse » les idées de la culture dominante et risque de perdre son impulsion individuelle. Je parle de la culture mormone, née en marge de l’Amérique et qui a longtemps été plus américaine que mormon. La littérature supposée « sérieuse » dans la culture mormone a toujours consisté en imitations – pitoyables pour la plupart, mais occasionnellement de qualité correcte – de la littérature « sérieuse » contemporaine américaine, elle-même un produit dérivé, décadent et dénué d’intérêt, sans lectorat qui croie un tant soit peu à ses histoires, ou s’en soucie, et qui soit capable de transformations communautaires. Et comme Oe – ou d’après ce que je pense comprendre de son propos – je ne vois la rédemption (ou, de manière plus discutable, la création) d’une véritable littérature mormone que dans le rejet de la littérature américaine prétendument « sérieuse » (mais en réalité, triviale) et son remplacement par une littérature rejoignant les critères de ce que Oe appelle junbungaku :

« Le rôle de la littérature – dans la mesure où l’homme est évidemment un être historique – est de créer une réplique de l’ère contemporaine englobant le passé et le futur, ainsi que des répliques de ceux qui vivent dans cette ère. » (p. 66)

Ce que les littérateurs mormons « sérieux » n’ont jamais tenté de faire, c’est une réplique des gens vivant dans notre culture et dans notre ère. Ou plutôt, ils l’ont tenté, mais jamais de l’intérieur : le point de vue de l’auteur impliqué (pour utiliser le terme employé par Wayne Booth) était toujours sceptique et externe plutôt que critique et interne. Je suis convaincu qu’aucune littérature véritablement nationale ne peut être produite par des gens dont les valeurs se situent en dehors de cette culture nationale.

Mais je n’écris pas seulement, ni même principalement une littérature mormone. Le plus souvent, je suis un auteur de science-fiction s’adressant à des lecteurs de science-fiction – une autre culture périphérique, bien qu’elle dépasse les frontières nationales. Je suis aussi, en bien ou en mal, un Américain produisant une littérature américaine s’adressant à un public américain. Mais plus précisément, je suis un être humain produisant une littérature humaine s’adressant à un public d’êtres humains, comme tous ceux qui se livrent à cette activité. Il y a des moments où même cela me paraît relever d’une culture périphérique. Nous éprouvons cet irrépressible besoin de nous regrouper tout en nous isolant, de conjurer la mort tout en vénérant son pouvoir irrésistible, de balayer les ingérences tout en nous occupant de la vie des autres, de préserver nos secrets tout en revêtant ceux des autres, de devenir des individus uniques dans un monde où prévaut l’uniformité. Nous sommes en effet fort étranges comparés aux plantes et aux animaux qui, contrairement à nous, savent rester à leur place et, si jamais il leur arrive de penser à Dieu, ne le voient pas comme un père, ou ne se voient pas comme sa descendance. Et à l’instar de ces royaumes périphériques, nous sommes dangereux, toujours susceptibles de faire éruption dans des territoires jusque-là préservés pour nous retrouver finalement au centre de tout.

Ce que Kenzaburo Oe cherche pour la littérature japonaise, je le cherche pour la littérature américaine, ainsi que la littérature mormone, la science-fiction, et la littérature humaine. Mais cela n’est pas toujours évident. Lorsque Shûsaku Endô considère la question du sens de la vie face à la mort, il met en scène un groupe de personnages appartenant au Japon traditionnel, mais les courants de magie, de science et de religion ne sont jamais très éloignés du cœur du récit. Bien que je ne possède pas les mêmes talents de conteur qu’Endô, n’ai-je pas abordé les mêmes questions, en utilisant les mêmes outils, dans ce roman ? Est-ce que Les enfants de l’esprit échoue en tant que junbungaku pour l’unique raison que ce roman se situe dans un futur lointain ? Mon roman Lost Boys est-il le seul de mes ouvrages à se définir comme « sérieux », dans la mesure où il est un reflet de la vie à Greensboro, Caroline du Nord, en 1983 ?

Oserai-je me faire l’écho des paroles d’un lauréat du prix Nobel en suggérant que l’on peut facilement créer « une réplique de l’ère contemporaine englobant le passé et le futur » à travers le subterfuge d’un roman créant fidèlement et scrupuleusement une société située dans un autre temps et un autre espace, dont le contraste avec notre ère contemporaine permet de jeter quelque lumière sur cette dernière ? Ou bien dois-je déclarer un anti-junbungaku, attaquer un énoncé avec lequel je suis pourtant d’accord et feindre d’être aux antipodes d’un but que je me suis fixé ? Le point de vue de Oe sur la littérature contemporaine est-il imparfait ? Ou bien ne suis-je qu’un simple intervenant dans des littératures périphériques, souhaitant être au centre, mais voué à ne jamais arriver en un lieu si paisible et si chaleureux !

C’est ce qui pourrait expliquer pourquoi l’Étranger et l’Autre ont une telle importance dans mes écrits (bien qu’involontairement au départ), même lorsque mes histoires soulignent l’importance du Membre et du Familier. Mais ce n’est pas en soi une réplique de notre ère contemporaine englobant le passé et le futur. Ne suis-je pas, au sein de mes propres contradictions entre l’Intérieur et l’Extérieur, Membre et Étranger, une réplique de mes contemporains ? Un auteur n’a-t-il qu’un décor à sa disposition pour raconter des histoires vraies ?