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En chemin, je pensais sans cesse au pistolet perdu. Les armes étaient rares dans la brigade. À la différence des maquis, on ne bénéficiait pas des parachutages de Londres ; ce qui était vraiment injuste, car les maquisards ne faisaient pas grand-chose des caisses qu'on leur expédiait, à part les entreposer dans des caches en vue d'un futur débarquement allié, qui apparemment n'était pas pour demain. Pour nous, le seul moyen de se procurer des armes était de les récupérer sur l'ennemi ; dans de rares cas, en entreprenant des missions extrê-

mement dangereuses. Non seulement je n'avais pas eu la présence d'esprit de prendre le Mauser que portait l'officier à sa ceinture, mais en plus, j'avais égaré mon revolver. Je crois que je pensais surtout à ça pour tenter d'oublier que si finalement, tout s'était déroulé comme l'avait dit Boris, je venais quand même de tuer un homme.

On frappa à la porte. Les yeux rivés au plafond, Claude, allongé sur la couche, fit comme s'il n'avait rien entendu, on aurait cru qu'il écoutait de la musique ; la pièce étant silencieuse, j'en déduisis qu'il boudait.

Par sécurité, Boris avança jusqu'à la fenêtre et souleva légèrement le rideau pour jeter un coup d'œil au-dehors. La rue était tranquille. J'ouvris et laissai entrer Robert. Son vrai nom c'était Lorenzi, mais chez nous on se contentait de l'appeler Robert ; parfois on l'appelait aussi « Trompe-la-Mort » et ce sobriquet n'était en rien péjoratif. C'est simplement que Lorenzi cumulait un certain nombre de qualités.

D'abord sa précision de tir ; elle était inégalable. Je n'aurais pas aimé me trouver dans la ligne de mire de Robert, le taux d'erreur de visée avoisinant le zéro chez notre camarade. Il avait obtenu de Jan l'autorisation de garder son revolver en permanence sur lui, alors que nous, en raison de la pénurie d'armes qui affectait la brigade, devions restituer le matériel quand l'action était finie, afin qu'un autre puisse ensuite en profiter. Aussi étrange que cela paraisse, chacun avait son agenda de la semaine, où figuraient, selon, une grue à faire exploser sur le canal, un camion militaire à incendier quelque part, un train à faire dérailler, un poste de garnison à attaquer, la liste est longue. J'en profite pour ajouter que les mois passant, la cadence que nous imposerait Jan ne cesserait de s'intensifier. Les jours de relâche Page 22

Levy Marc - les enfants de la liberté se faisaient rares, au point que nous étions épuisés.

On dit généralement des types à la gâchette facile qu'ils sont d'une nature excitée, voire intem-pestive ; Robert, c'était tout le contraire, il était calme et posé. Très admiré des autres, d'un naturel chaleureux, il avait toujours un mot aimable et réconfortant, ce qui était rare par les temps qui couraient. Et puis Robert était quelqu'un qui ramenait toujours ses hommes de mission, alors l'avoir en couverture, ça, c'était vraiment rassurant.

Un jour, je le rencontrerais dans un troquet place Jeanne-d'Arc, où nous allions souvent manger des vesces, un légume qui ressemble à des lentilles et qu'on donne au bétail ; on se contentait de la ressemblance. C'est fou ce que l'on peut avoir comme imagination quand on a faim.

Robert dînait en face de Sophie et, à la façon dont ils se regardaient, j'aurais juré qu'ils s'aimaient eux aussi. Mais je devais me tromper puisque Jan avait dit qu'on n'avait pas le droit de s'aimer entre résistants, parce que c'était trop dangereux pour la sécurité. Quand je repense au nombre de copains qui la veille de leur exécution ont dû s'en vouloir d'avoir respecté le règlement, j'en ai mal au ventre.

Ce soir, Robert s'est assis au bout du lit et Claude n'a pas bougé. Il faudra que je lui parle un jour de son caractère, à mon petit frère. Robert n'en a pas tenu cas et m'a tendu la main, tout en me féli-citant pour l'action accomplie. Je n'ai rien dit, tiraillé par des sentiments contradictoires, ce qui, en raison de mon naturel distrait comme le disaient mes professeurs, me plongeait aussitôt dans un mutisme total pour cause de réflexion profonde.

Et pendant que Robert restait là, planté devant moi, je pensais que j'étais entré dans la Résistance, avec trois rêves en tête : rejoindre le général de Gaulle à Londres, m'engager dans la Royal Air Force et tuer un ennemi avant de mourir.

Ayant bien compris que les deux premiers rêves resteraient hors de portée, avoir pu au moins accomplir le troisième aurait dû m'emplir de joie, d'autant que je n'étais toujours pas mort, alors que l'action remontait déjà à quelques heures. En fait, c'était tout le contraire. Imaginer mon officier allemand qui, à l'heure présente, était encore pour les besoins de l'enquête dans la position où je l'avais laissé, allongé par terre, bras en croix sur des marches d'escalier avec vue en contrebas sur une pissotière, ne me procurait aucune satisfaction.

Boris a toussoté, Robert ne me tendait pas la main pour que je la lui serre - bien que je sois certain qu'il n'aurait rien eu contre, étant d'un naturel chaleureux -, mais de toute évidence, il voulait récupérer son arme. Parce que le pistolet à barillet que j'avais égaré, c'était le sien !

Je ne savais pas que Jan l'avait envoyé en seconde protection, anticipant les risques liés à mon inexpérience au moment du coup de feu et de la fuite qui devait s'ensuivre. Comme je l'ai dit, Robert ramenait toujours ses hommes. Ce qui me touchait, c'était que Robert ait confié son arme à Charles hier soir pour qu'il me la remette, alors que je lui avais à peine porté attention au cours du dîner, bien trop absorbé par ma part d'omelette. Et si Robert, responsable de mes arrières et de ceux de Boris, avait eu un geste si généreux, c'est qu'il avait voulu que je dispose d'un revolver qui ne s'enraye jamais, contrairement aux armes automatiques.

Page 23

Levy Marc - les enfants de la liberté Mais Robert n'avait pas dû voir la fin de l'action et probablement pas non plus que son pistolet brûlant avait glissé de ma ceinture pour atterrir sur le pavé, juste avant que Boris ne m'ordonne de déguerpir à toute vitesse.

Alors que le regard de Robert se faisait insistant, Boris se leva et ouvrit le tiroir du seul meuble de la pièce. Il sortit d'une armoire rustique le pistolet tant attendu et le rendit aussitôt à son propriétaire, sans faire le moindre commentaire.

Robert le rangea en bonne place et j'en profitai pour m'instruire sur la façon dont on devait passer le canon sous la boucle de la ceinture, pour éviter de se brûler l'intérieur de la cuisse et d'avoir à assumer les conséquences qui en découlent.

Jan était content de notre action, nous étions désormais acceptés dans la brigade. Une nouvelle mission nous attendait.

Un type du maquis avait pris un verre avec Jan.

Au cours de la conversation, il avait commis une indiscrétion volontaire, dévoilant entre autres détails l'existence d'une ferme où étaient stockées quelques armes parachutées par les Anglais. Nous, ça nous rendait dingues qu'on stocke, en vue du débarquement allié, des armes qui nous faisaient défaut tous les jours. Alors pardon pour les collègues du maquis, mais Jan avait pris la décision d'aller se servir chez eux. Pour éviter de créer des brouilles inutiles, et prévenir toute bavure, nous partirions désarmés.

Je ne dis pas qu'il n'y avait pas quelques rivalités entre les mouvements gaullistes et notre brigade mais pas question de risquer de blesser un « cousin »

résistant, même si les relations familiales n'étaient pas toujours au beau fixe. Instructions étaient donc données de ne pas avoir recours à la force. Si ça dérapait, on fichait le camp, un point c'est tout.

La mission devait se dérouler avec l'art et la manière. D'ailleurs, si le plan que Jan avait conçu se réalisait sans accrochage, je mettais au défi les gaullistes de rapporter à Londres ce qui leur serait arrivé, au risque de passer vraiment pour des andouilles et de tarir leur source d'approvisionnement.