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Pendant que Robert expliquait comment procéder, mon petit frère faisait comme s'il s'en fichait complètement, mais moi, je pouvais voir qu'il ne perdait pas une miette de la conversation. Nous devions nous présenter dans cette ferme à quelques kilomètres à l'ouest de la ville, expliquer aux gens sur place que l'on venait de la part d'un certain Louis, que les Allemands suspectaient la planque et n'allaient pas tarder à débarquer ; on était venus les aider à déménager la marchandise et les fermiers étaient censés nous remettre les quelques caisses de grenades et mitraillettes qu'ils avaient entreposées.

Une fois celles-ci chargées sur les petites remorques accrochées à nos vélos, on se faisait la malle et l'affaire était dans le sac.

- Il faut six personnes pour opérer, a dit Robert.

Je savais bien que je ne m'étais pas trompé au sujet de Claude, parce qu'il s'est redressé sur son lit, comme si sa sieste venait subitement de s'achever, là, maintenant, juste par hasard.

- Tu veux participer ? a demandé Robert à mon frère.

- Avec l'expérience que j'ai maintenant dans le vol de vélos, je suppose que je suis aussi qualifié pour piquer des armes. Je dois avoir la tête d'un voleur Page 24

Levy Marc - les enfants de la liberté pour que l'on pense systématiquement à moi dans ce genre de mission.

- C'est tout le contraire, tu as la tête d'un honnête garçon et c'est pour ça que tu es particuliè-

rement qualifié, tu n'éveilles pas les soupçons.

Je ne sais pas si Claude a pris ça pour un compliment ou s'il était simplement content que Robert s'adresse à lui directement, lui offrant la considé-

ration dont il semblait manquer, mais ses traits se sont aussitôt détendus. Je crois même l'avoir vu sourire. C'est fou comme le fait de bénéficier d'une reconnaissance, aussi infime soit-elle, peut vous mettre du baume à l'âme. Finalement, se sentir anonyme auprès des gens qui vous côtoient est une souffrance bien plus importante qu'on ne le suppose, c'est comme si on était invisible.

C'est probablement aussi pour cela que nous souffrions tant de la clandestinité, et aussi pour cela que dans la brigade, nous retrouvions une sorte de famille, une société où tous, nous avions une existence. Et cela comptait beaucoup pour chacun d'entre nous.

Claude a dit «J'en suis ». Avec Robert, Boris et moi, il en manquait deux à l'appel. Alonso et Emile se joindraient à nous.

Les six membres de la mission devaient d'abord se rendre au plus tôt à Loubers, où une petite remorque serait attelée à leur vélo. Charles avait demandé que l'on passe à tour de rôle ; non pas en raison de la taille modeste de son atelier, mais pour éviter qu'un convoi n'attire l'attention du voisinage.

Rendez-vous fut donné vers six heures à la sortie du village, direction la campagne au lieu dit la « Côte Pavée ».

5.

C'est Claude qui s'est présenté le premier au fermier. Il a suivi à la lettre les instructions que Jan avait obtenues de son contact chez les maquisards.

- Nous venons de la part de Louis. Il m'a dit de vous dire que cette nuit, la marée sera basse.

- Tant pis pour la pêche, a répondu l'homme.

Claude ne l'a pas contrarié sur ce point et a délivré aussitôt la suite de son message.

- La Gestapo est en route, il faut déménager les armes !

- Bon sang, c'est terrible, s'est exclamé le fermier.

Il a regardé nos vélos et a ajouté « Où est votre camion ? ». Claude n'a pas compris la question, pour être honnête moi non plus et je crois que pour les copains derrière, c'était pareil. Mais il n'a rien perdu de sa repartie, et a répondu aussitôt « Il nous suit, on est là pour commencer l'organisation du transfert ». Le fermier nous a conduits vers sa grange. Là, derrière des balles de foin amoncelées sur plusieurs mètres de hauteur, nous avons découvert ce qui donnerait plus tard son nom de code à cette mission, la « Caverne d'Ali Baba ». Alignées sur le sol, étaient empilées des caisses bourrées de grenades, de mortiers, de mitraillettes Sten, des sacs entiers de balles, des cordons, de la dynamite, des fusils-mitrailleurs et j'en oublie certainement.

À ce moment précis, je prenais conscience de deux choses d'égale importance. Tout d'abord, mon appréciation politique quant à l'intérêt de se pré-

parer au débarquement allié se devait d'être révisée.

Mon point de vue venait de changer, plus encore Page 25

Levy Marc - les enfants de la liberté lorsque je compris que cette cache n'était probablement qu'un dépôt parmi d'autres en cours de constitution sur le territoire. La seconde, c'est que nous étions en train de piller des armes qui feraient probablement défaut au maquis un jour ou l'autre.

Je me gardai bien de faire part de ces considérations au camarade Robert, chef de notre mission ; non par peur d'être mal jugé par mon supérieur, mais plutôt parce que, après plus ample réflexion, je m'accordais avec ma conscience : avec nos six petites remorques de bicyclette, on n'allait pas priver le maquis de grand-chose.

Pour comprendre ce que je ressentais devant ces armes, connaissant mieux maintenant la valeur du moindre pistolet au sein de notre brigade et sai-sissant par la même occasion le sens de la question bienveillante du fermier « mais où est votre camion ? », il suffit d'imaginer mon petit frère se retrouvant par enchantement devant une table recouverte de frites craquantes et dorées, mais par un jour de nausée.

Robert a mis un terme à notre émoi général et a ordonné qu'en attendant le fameux camion, nous commencions à charger ce que nous pouvions dans les remorques. C'est à ce moment-là que le fermier a posé une seconde question qui allait tous nous laisser pantois.

- Qu'est-ce qu'on fait des Russes ?

- Quels Russes ? a demandé Robert.

- Louis ne vous a rien dit ?

- Ça dépend à quel sujet, est intervenu Claude, qui visiblement gagnait de l'assurance.

- Nous cachons deux prisonniers russes, évadés d'un bagne sur le mur de l'Atlantique. Il faut faire quelque chose. On ne peut pas prendre le risque que la Gestapo les trouve, ils les fusilleraient sur-le-champ.

Il y avait deux choses troublantes dans ce que venait de nous annoncer le fermier. La première, c'était que sans le vouloir, nous allions faire vivre un cauchemar à ces deux pauvres types qui avaient dû en avoir déjà suffisamment pour leur compte ; mais plus encore, pas un seul instant le fermier en question n'avait pensé à sa propre vie. A ma liste de personnes formidables pendant cette période peu glorieuse, il faudra que je pense à rajouter des fermiers.

Robert a proposé que les Russes aillent se cacher pour la nuit dans le sous-bois. Le paysan a demandé si l'un de nous était capable de leur expliquer cela, sa pratique de leur langue ne s'étant pas révélée fameuse depuis qu'il avait recueilli les deux pauvres bougres. Après nous avoir bien observés, il a conclu qu'il préférait s'en occuper.

« C'est plus sûr », a-t-il ajouté. Et pendant qu'il les rejoignait, nous avons chargé les remorques à ras bord, Emile a même pris deux ballots de munitions qui ne nous serviraient à rien puisque nous n'avions pas de revolver au calibre correspondant, mais cela, c'est Charles qui nous l'apprendrait à notre retour.

Nous avions laissé notre fermier en compagnie de ses deux réfugiés russes, non sans un certain sentiment de culpabilité, et nous pédalions à perdre haleine, tractant nos petites remorques sur le chemin de l'atelier.

En entrant dans les faubourgs de la ville, Alonso ne put éviter un nid-de-poule, et un des sacs de balles qu'il transportait passa par-dessus bord. Les passants Page 26