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Levy Marc - les enfants de la liberté s'arrêtèrent, surpris par la nature du chargement qui venait de se déverser sur la chaussée. Deux ouvriers vinrent à la rencontre d'Alonso et l'aidèrent à ramasser les balles, les remettant dans le chariot sans poser de questions.

Charles inventoria nos prises et les rangea en bonne place. Il nous retrouva dans la salle à manger, nous offrant l'un de ses magnifiques sourires édentés, et il annonça dans son parler si particulier : « Sa del tris bon trabara. Nous avir à moins de quoi fire sount actions. » Ce que nous traduisîmes aussitôt par :

« C'est du très bon travail. Nous avons là de quoi faire au moins cent actions. »

6.

Juin s'effaçait au fil de nos actions, le mois tirait presque à sa fin. Des grues déracinées par nos charges explosives s'étaient inclinées dans les canaux sans jamais pouvoir se redresser, des trains avaient déraillé en roulant sur les rails que nous avions déplacés, les routes que parcouraient les convois allemands étaient barrées de pylônes électriques abattus. Au milieu du mois, Jacques et Robert réussirent à placer trois bombes à la Feldgendarmerie, les dégâts y furent considérables. Le préfet de région avait une nouvelle fois lancé un appel à la population ; message pitoyable, invitant chacun à dénoncer toute personne susceptible d'appartenir à une organisation terroriste. Dans son communiqué, le chef de la police française de la région de Toulouse fustigeait ceux qui se réclamaient d'une soi-disant Résistance, ces fauteurs de troubles qui nuisaient à l'ordre public et au bon confort des Français. Les fauteurs de troubles en question, c'étaient nous, et on se foutait bien de ce que pensait le préfet.

Aujourd'hui avec Emile, nous avons récupéré des grenades chez Charles avec pour mission d'aller les balancer à l'intérieur d'un central téléphonique de la Wehrmacht.

Nous marchions dans la rue, Emile m'a montré les carreaux que nous devions viser, et à son signal nous avons catapulté nos projectiles. Je les ai vus s'élever, formant une courbe presque parfaite. Le temps semblait figé. Ensuite est venu le bruit du verre qui se brise et j'ai même cru entendre rouler les grenades sur le parquet et les pas des Allemands qui se ruaient probablement vers la première porte venue. Il vaut mieux être deux pour faire ce genre de chose ; seul, la réussite paraît improbable.

À l'heure qu'il est, je doute que les communica-tions allemandes soient rétablies avant un bon moment. Mais rien de cela ne me réjouit, mon petit frère doit déménager.

Claude est maintenant intégré à l'équipe. Jan a décidé que notre cohabitation était trop dangereuse, non conforme aux règles de sécurité. Chaque copain doit vivre seul, pour éviter de compromettre un colo-cataire s'il venait à être arrêté. Comme elle me manque la présence de mon petit frère, et il m'est désormais impossible le soir de me coucher sans penser à lui. S'il est à l'action, je n'en suis plus informé. Alors, allongé sur mon lit, les mains derrière la tête, je cherche le sommeil sans jamais le trouver complètement. La solitude et la faim sont de sale compagnie. Le gargouillement de mon estomac vient parfois perturber le silence qui m'entoure.

Pour me changer les idées, je fixe l'ampoule au plafond de ma chambre et bientôt, elle devient un Page 27

Levy Marc - les enfants de la liberté éclat de lumière dans la verrière de mon chasseur anglais. Je pilote un Spitfire de la Royal Air Force. Je survole la Manche, il me suffit d'incliner l'appareil pour voir au bout des ailes les crêtes des vagues qui filent comme moi vers l'Angleterre. À quelques mètres à peine, l'avion de mon frère ronronne, je jette un œil à son moteur pour m'assurer qu'aucune fumée ne viendra compromettre son retour, mais déjà devant nous se profilent les côtes et leurs falaises blanches. Je sens le vent qui entre dans l'habitacle et siffle entre mes jambes. Une fois posés, nous nous régalerons autour d'une bonne table au mess des officiers... Un convoi de camions allemands passe devant mes fenêtres et les craquements des embrayages me ramènent à ma chambre et à ma solitude.

En entendant s'effacer dans la nuit le convoi de camions allemands, en dépit de cette satanée faim qui me tenaille, je réussis enfin à trouver le courage d'éteindre l'ampoule au plafond de ma chambre.

Dans la pénombre, je me dis que je n'ai pas renoncé.

Je vais probablement mourir mais je n'aurai pas renoncé, de toute façon je pensais mourir bien plus tôt que cela et je suis encore en vie, alors qui sait ?

Peut-être qu'en fin de compte, c'est Jacques qui a raison, le printemps reviendra un jour.

Au petit matin, je reçois la visite de Boris, une autre mission nous attend. Et pendant que nous pédalons vers la vieille gare de Loubers pour aller chercher nos armes, maître Arnal arrive à Vichy pour plaider la cause de Langer. C'est le directeur des affaires criminelles et des grâces qui le reçoit. Son pouvoir est immense et il le sait. Il écoute l'avocat d'une oreille distraite, il a la tête ailleurs, la fin de la semaine approche et il se soucie de savoir comment il l'occupera, si sa maîtresse l'accueillera dans la tiédeur de ses cuisses après le bon souper qu'il lui réserve dans un restaurant de la ville. Le directeur des affaires criminelles parcourt rapidement le dossier qu'Arnal le supplie de considérer. Les faits sont là, écrits noir sur blanc, et ils sont graves. La sentence n'est pas sévère, dit-il, elle est juste. Il n'y a rien à reprocher aux juges, ils ont fait leur devoir en appliquant la loi. Son opinion est faite, mais Arnal insiste encore, alors il accepte, puisque l'affaire est délicate, de réunir la Commission des grâces.

Plus tard, devant ses membres, il prononcera toujours le nom de Marcel de manière à faire entendre qu'il s'agit là d'un étranger. Et tandis que le vieil avocat Arnal quitte Vichy, la Commission rejette la grâce. Et tandis que le vieil avocat Arnal monte à bord du train qui le reconduit vers Toulouse, un document administratif suit aussi son petit train ; il chemine vers le garde des Sceaux, qui le fait porter aussitôt sur le bureau du maréchal Pétain. Le Maréchal signe le procès-verbal, le sort de Marcel est désormais scellé, il sera guillotiné.

Aujourd'hui, 15 juillet 1943, avec mon copain Boris, place des Carmes, nous avons attaqué le bureau du dirigeant du groupe « Collaboration ».

Après-demain, Boris s'en prendra à un certain Rouget, collabo zélé et l'un des meilleurs indics de la Gestapo.

En quittant le palais de justice pour aller déjeuner, le substitut Lespinasse est de fort belle humeur. Le petit train-train administratif est arrivé ce matin à destination. Le rejet de la grâce de Marcel est sur son bureau, il porte la signature du Maréchal.

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Levy Marc - les enfants de la liberté L'ordre d'exécution l'accompagne. Lespinasse a passé la matinée à contempler ce petit bout de papier de quelques centimètres carrés. Cette feuille rectangulaire est pour lui comme une récompense, un prix d'excellence que lui accordent les plus hautes autorités de l'État. Ce n'est pas le premier que Lespinasse décroche. À l'école primaire déjà, chaque année il ramenait à son père un satisfecit, acquis grâce à son travail assidu, grâce à l'estime de ses maîtres... Grâce... c'est ce que Marcel n'aura pas obtenu. Lespinasse soupire, il soulève le petit bibelot en porcelaine qui trône sur son bureau, devant son sous-main en cuir. Il glisse la feuille et repose le bibelot dessus. Il ne faut pas qu'elle le distraie ; il doit terminer de rédiger le discours de sa prochaine conférence, mais son esprit vogue vers son petit carnet. Il l'ouvre, en tourne les pages, un jour, deux, trois, quatre, voilà, c'est ici. Il hésite à noter les mots

« exécution Langer » au-dessus de « déjeuner Armande », la feuille est déjà chargée de rendez-vous. Alors il se contente de dessiner une croix. Il referme l'agenda et reprend la rédaction de son texte. Quelques lignes et le voilà qui se penche vers ce document qui dépasse de l'embase du bibelot. Il rouvre le carnet et, devant la croix, inscrit le chiffre 5. C'est l'heure à laquelle il devra se pré-