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senter à la porte de la prison Saint-Michel. Lespinasse range enfin le carnet dans sa poche, repousse le coupe-papier en or sur le bureau, l'aligne, parallè-

lement à son stylo. Il est midi et le substitut se sent maintenant en appétit. Lespinasse se lève, ajuste le pli de son pantalon et sort dans le couloir du Palais.

De l'autre côté de la ville, maître Arnal repose sur son bureau la même feuille de papier, qu'il a reçue ce matin. Sa femme de ménage entre dans la pièce. Arnal la regarde fixement, aucun son ne peut sortir de sa gorge.

- Vous pleurez, maître ? murmure la femme de ménage.

Arnal se courbe au-dessus de la corbeille à papier pour y vomir de la bile. Les spasmes le secouent. Elle hésite, la vieille Marthe, elle ne sait pas quoi faire. Et puis son bon sens prend le dessus, elle a trois enfants et deux petits-enfants la vieille Marthe, c'est dire qu'elle en a vu, des vomissures.

Elle s'approche et pose sa main sur le front du vieil avocat. Et chaque fois qu'il se penche vers la corbeille, elle accompagne son mouvement. Elle lui tend un mouchoir de coton blanc, et pendant que son patron s'essuie la bouche, son regard se pose sur la feuille de papier et cette fois ce sont les yeux de la vieille Marthe qui se remplissent de larmes.

Ce soir, nous nous retrouverons dans la maison de Charles. Assis à même le sol, Jan, Catherine, Boris, Emile, Claude, Alonso, Stefan, Jacques, Robert, nous formons tous un cercle. Une lettre passe de main en main, chacun cherche des mots qu'il ne trouve pas. Qu'écrire à un ami qui va mourir ? « Nous ne t'oublierons pas », murmure Catherine. C'est ce que chacun pense ici. Si notre combat nous mène à recouvrer la liberté, si un seul d'entre nous y survit, il ne t'oubliera pas Marcel, et il dira un jour ton nom. Jan nous écoute, il prend la plume et griffonne en yiddish les quelques phrases que nous venons de te dire. De la sorte, les gardiens qui te mèneront à l'échafaud ne pourront pas comprendre. Jan replie la missive, Catherine la prend et la glisse dans son corsage. Demain, elle ira la Page 29

Levy Marc - les enfants de la liberté remettre au rabbin.

Pas sûr que notre lettre parvienne jusqu'au condamné. Marcel ne croit pas en Dieu et il refusera probablement la présence de l'aumônier, comme celle du rabbin. Mais après tout, qui sait ? Un petit brin de chance dans toute cette misère ne serait pas de trop. Fasse-t-elle que tu lises ces quelques mots écrits pour te dire que, si un jour nous sommes à nouveau libres, ta vie y sera pour beaucoup.

7.

Il est cinq heures en ce triste matin du 23 juillet 1943. Dans un bureau de la prison Saint-Michel, Lèspinasse se désaltère en compagnie des juges, du directeur et des deux bourreaux. Un café pour les hommes en noir, un verre de vin blanc sec pour étancher la soif de ceux qui ont eu chaud en montant la guillotine. Lespinasse consulte sans cesse sa montre. Il attend que l'aiguille achève son tour de cadran. « C'est l'heure, dit-il, allez prévenir Arnal. » Le vieil avocat n'a pas voulu se mêler à eux, il patiente seul dans la cour. On va le chercher, il se joint au cortège, fait un signe au gardien et marche loin devant.

L'heure du réveil n'a pas encore sonné mais tous les prisonniers sont déjà debout. Ils savent, quand l'un des leurs va être exécuté. Un murmure s'élève ; les voix des Espagnols se fondent à celles des Français que bientôt les Italiens rejoignent, c'est au tour des Hongrois, des Polonais, des Tchèques et des Roumains. Le murmure est devenu un chant qui s'élève haut et fort. Tous les accents se mêlent et clament les mêmes paroles. C'est la Marseillaise qui résonne dans les murs des cachots de la prison Saint-Michel.

Arnal entre dans la cellule ; Marcel s'éveille, il regarde le ciel rose à la lucarne, et comprend aussitôt. Arnal le prend dans ses bras. Par-dessus son épaule, Marcel regarde à nouveau le ciel et sourit. À

l'oreille du vieil avocat, il murmure «J'aimais tant la vie ».

Le coiffeur entre à son tour, il faut dégager la nuque du condamné. Les ciseaux cliquettent et les mèches glissent vers le sol en terre battue. Le cortège avance, dans le couloir le Chant des partisans a remplacé la Marseillaise. Marcel s'arrête au haut des marches de l'escalier, il se retourne, lève lentement le poing et crie : « Adieu camarades. » La prison tout entière se tait un court instant. «Adieu camarade et vive la France », répondent les prisonniers à l'unisson. Et la Marseillaise envahit à nouveau l'espace, mais la silhouette de Marcel a déjà disparu.

Épaule contre épaule, Arnal en cape, Marcel en chemise blanche, marchent vers l'inévitable. En les regardant de dos, on ne sait pas bien lequel soutient l'autre. Le surveillant en chef sort un paquet de gauloises de sa poche. Marcel prend la cigarette qu'il lui tend, une allumette crépite et la flamme illumine le bas de son visage. Quelques volutes de fumée s'échappent de sa bouche, la marche reprend. Au pas de la porte qui donne sur la cour, le directeur de la prison lui demande s'il veut un verre de rhum.

Marcel jette un regard à Lespinasse et hoche la tête.

- Donnez-le donc plutôt à cet homme, dit-il, il en a plus besoin que moi.

La cigarette roule au sol, Marcel fait signe qu'il est prêt.

Le rabbin s'approche, mais d'un sourire, Marcel Page 30

Levy Marc - les enfants de la liberté lui indique qu'il n'a pas besoin de lui.

- Merci, rabbin, mais je ne crois qu'ici en un monde meilleur pour les hommes, et les hommes seuls décideront peut-être un jour d'inventer ce monde-là. Pour eux et pour leurs enfants.

Le rabbin sait bien que Marcel ne veut pas de son aide, mais il a une mission à remplir et le temps presse. Alors, sans plus attendre, l'homme de Dieu bouscule Lespinasse et tend à Marcel le livre qu'il tient entre ses mains. Il lui murmure en yiddish : « Il y a quelque chose pour vous dedans. »

Marcel hésite, il tâte l'ouvrage et le feuillette.

Entre les pages, il trouve le mot griffonné de la main de Jan. Marcel en effleure les lignes, de droite à gauche ; il ferme les paupières et le rend au rabbin.

- Dites-leur que je les remercie et surtout, que j'ai confiance en leur victoire.

Il est cinq heures quinze, la porte s'ouvre sur l'une des courettes sombres de la prison Saint-Michel. La guillotine se dresse sur la droite. Par déli-catesse, les bourreaux l'ont montée ici, pour que le condamné ne la découvre qu'à l'ultime moment. Du haut des miradors, les sentinelles allemandes s'amusent du spectacle insolite qui se joue sous leurs yeux. « Ce sont quand même des gens bizarres, ces Français, en principe c'est nous l'ennemi, non ? »

ironise l'un. Son compatriote se contente de hausser les épaules et se penche pour mieux voir. Marcel gravit les marches de l'échafaud, il se retourne une dernière fois vers Lespinasse : « Mon sang retombera sur votre tête », il sourit, et ajoute : «Je meurs pour la France et pour une humanité meilleure. »

Sans qu'on l'assiste, Marcel s'allonge sur la planche et le couperet glisse. Arnal a retenu son souffle, il a le regard fixé vers le ciel tissé de nuages légers, on dirait de la soie. À ses pieds, les pavés de la cour sont rougis de sang. Et pendant que l'on dépose la dépouille de Marcel dans un cercueil, les bourreaux s'affairent déjà à nettoyer leur machine.

On jette un peu de sciure par terre.

Arnal accompagnera son ami jusqu'à sa dernière demeure. Il monte à l'avant du corbillard, les portes de la prison s'ouvrent et l'attelage se met en route. Au coin de la rue, il passe devant la silhouette de Catherine sans même la reconnaître.