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Cachées dans l'embrasure d'une porte, Catherine et Marianne guettaient le cortège. L'écho des sabots du cheval se perd dans le lointain. Sur la porte de la maison d'arrêt, un gardien placarde l'avis d'exécution. Il n'y a plus rien à faire. Livides, elles quittent leur abri et remontent la rue à pied.

Marianne tient un mouchoir devant sa bouche, piètre remède contre la nausée, contre la douleur.

Il est à peine sept heures quand elles nous rejoignent chez Charles. Jacques ne dit rien, il serre les poings.

Du bout du doigt, Boris dessine un rond sur la table en bois, Claude est assis contre un mur, il me regarde.

- Il faut abattre un ennemi aujourd'hui, dit Jan.

- Sans aucune préparation ? demande Catherine.

- Moi je suis d'accord, dit Boris.

*

À huit heures du soir, en été, il fait encore plein jour. Les gens se promènent, profitant de la douceur revenue. Les terrasses des cafés regorgent de monde, quelques amoureux s'embrassent aux coins des rues.

Au milieu de cette foule, Boris semble être un jeune Page 31

Levy Marc - les enfants de la liberté homme comme les autres, inoffensif. Pourtant, il serre dans sa poche la crosse de son pistolet. Voilà une heure qu'il cherche une proie, pas n'importe laquelle, il veut de l'officier pour venger Marcel, du galon doré, de la vareuse étoilée. Mais pour l'instant il n'a croisé que deux moussaillons allemands en goguette et ces jeunes types ne sont pas assez malins pour mériter de mourir. Boris traverse le square Lafayette, remonte la rue d'Alsace, arpente les trottoirs de la place Esquirol. Au loin on entend les cuivres d'un orchestre. Alors Boris se laisse guider par la musique.

Sous un kiosque joue un orchestre allemand.

Boris trouve une chaise et s'assied. Il ferme les yeux et cherche à calmer les battements de son cœur. Pas question de rentrer bredouille, pas question de décevoir les copains. Bien sûr, ce n'est pas ce genre de vengeance que Marcel mérite, mais la décision est prise. Il rouvre les yeux, la Providence lui sourit, un bel officier s'est installé au premier rang. Boris regarde la casquette que le militaire agite pour s'éventer. Sur la manche de la veste, il voit le ruban rouge de la campagne de Russie. Il a dû en tuer des hommes cet officier, pour avoir le droit de se reposer à Toulouse. Il a dû en conduire à la mort des soldats, pour profiter si paisiblement d'une douce soirée d'été dans le sud-ouest de la France.

Le concert s'achève, l'officier se lève, Boris le suit. À quelques pas de là, au beau milieu de la rue, cinq coups de feu claquent, les flammes ont jailli du canon de l'arme de notre copain. La foule se pré-

cipite, Boris s'en va.

Dans une rue de Toulouse, le sang d'un officier allemand coule vers le caniveau. À quelques kilomètres de là, sous la terre d'un cimetière de Toulouse, le sang de Marcel est déjà sec.

La Dépêche fait état de l'action de Boris ; dans la même édition, elle annonce l'exécution de Marcel.

Les gens de la ville feront vite le lien entre les deux affaires. Ceux qui sont compromis apprendront que le sang d'un partisan ne coule pas impunément, les autres sauront que tout près d'eux certains se battent.

Le préfet de région s'est empressé de faire paraître un communiqué pour rassurer l'occupant de la bienveillance de ses services à son égard. « Dès que j'ai appris l'attentat, publie-t-il, je me suis fait l'interprète de l'indignation de la population auprès du général chef de l'état-major et du chef de la Sûreté allemande. » L'intendant de police de la région avait ajouté sa patte à la prose collaboration-niste : « Une prime très importante en argent sera versée par les autorités à toute personne permettant d'identifier l'auteur ou les auteurs de l'odieux attentat commis par arme à feu dans la soirée du 23 juillet contre un militaire allemand rue Bayard à Toulouse. » Fin de citation ! Il faut dire qu'il venait d'être nommé à son poste, l'intendant de police Barthenet. Quelques années de zèle auprès des services de Vichy avaient taillé sa réputation d'homme aussi efficace que redoutable et offert cette pro-motion dont il rêvait tant. Le chroniqueur de La Dépêche avait accueilli sa nomination en lui souhaitant la bienvenue en première page du quotidien.

Nous aussi, à notre façon, venions de lui souhaiter

« notre » bienvenue. Et histoire de mieux l'accueillir encore, nous avons distribué un tract dans toute la ville. En quelques lignes, nous annoncions avoir Page 32

Levy Marc - les enfants de la liberté abattu un officier allemand en représailles de la mort de Marcel.

Nous n'attendrons d'ordre de personne. Le rabbin avait raconté à Catherine ce que Marcel avait dit à Lespinasse avant de mourir sur l'échafaud.

« Mon sang retombera sur votre tête. » Le message nous était arrivé en pleine figure, comme un testament laissé par notre camarade, et nous avions tous décodé sa dernière volonté. Nous aurions la peau du substitut. L'entreprise nécessiterait une longue préparation. On n'abattait pas un procureur comme cela en pleine rue. L'homme de loi était certainement protégé, il ne devait se déplacer que conduit par son chauffeur et il n'était pas question dans notre brigade qu'une action fasse courir le moindre risque à la population. Au contraire de ceux qui collaboraient ouvertement avec les nazis, de ceux qui dénonçaient, de ceux qui arrêtaient, ceux qui torturaient, déportaient, ceux qui condam-naient, qui fusillaient, ceux qui, libres de toute entrave, la conscience drapée dans la toge d'un pré-

tendu devoir, assouvissaient leur haine raciste, au contraire de tous ceux-là, si nous étions prêts à nous salir les mains, elles resteraient propres.

*

À la demande de Jan, Catherine mettait en place depuis quelques semaines une cellule de renseignements. Entends par là qu'avec quelques-unes de ses amies, Damira, Marianne, Sophie, Rosine, Osna, toutes celles qu'il nous était interdit d'aimer mais que nous aimions quand même, elle allait glaner les informations nécessaires à la préparation de nos missions.

Au fil des mois à venir, les jeunes filles de la brigade se spécialiseraient dans les filatures, les pho-tographies prises à la sauvette, les relevés d'itiné-

raires, les observations d'emplois du temps, les enquêtes de voisinage. Grâce à elles, nous saurions tout ou presque des faits et gestes de ceux que nous visions. Non, nous n'attendrions d'ordre de personne. En tête de leur liste figurait désormais le substitut Lespinasse.

8.

Jacques m'avait demandé de retrouver Damira en ville, je devais lui transmettre un ordre de mission. Le rendez-vous avait été fixé dans ce bistrot où les copains se retrouvaient un peu trop souvent, jusqu'à ce que Jan nous interdise d'y mettre les pieds, pour raison de sécurité comme toujours.

Quel choc, la première fois que je l'ai vue. Moi, j'avais les cheveux roux, la peau blanche constellée de taches de rousseur, au point qu'on me demandait si j'avais regardé le soleil à travers une passoire, et j'étais binoclard à souhait. Damira était italienne et, plus important que tout à mes yeux de myope, elle était rousse, elle aussi. J'en concluais que cela créerait inévitablement des liens privilégiés entre nous. Mais bon, je m'étais déjà trompé dans mon appréciation de l'intérêt des stocks d'armes que constituaient les maquis gaullistes, autant dire qu'en ce qui concernait Damira, je n'étais sûr de rien.

Attablés devant une assiette de vesces, nous devions ressembler à deux jeunes amoureux, sauf que Damira n'était pas amoureuse de moi, et moi quand même déjà un peu entiché d'elle. Je la regardais comme si, après dix-huit années de vie passée dans la peau d'un type né avec une botte de Page 33

Levy Marc - les enfants de la liberté carottes sur la tête, je découvrais un être semblable, et du sexe opposé ; opposition qui pour une fois était une sacrée bonne nouvelle.