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Après que Marius était venu un vendredi matin effectuer un ultime repérage et décider des itiné-

raires de retraite, l'action fut programmée au lundi suivant. Il fallait faire vite. Jan supposait que si Lespi-Page 38

Levy Marc - les enfants de la liberté nasse vivait aussi tranquillement, c'est qu'il béné-

ficiait probablement d'une discrète protection policière. Catherine jura qu'elle n'avait rien noté de tel, Marianne partageait son point de vue, mais Jan se méfiait de tout, à juste titre. Une autre raison de se hâter était qu'en cette période estivale, notre homme pouvait partir en vacances à tout moment.

*

Fatigué des missions opérées au cours de la semaine, le ventre plus vide que jamais, j'imaginais mon dimanche allongé sur mon lit, à rêver. Avec un peu de chance, je verrais mon petit frère. Nous irions nous promener tous les deux le long du canal ; comme deux mômes en balade qui profitent de l'été ; comme deux mômes qui n'ont ni faim ni peur, deux adolescents en goguette fleurant le parfum des jeunes femmes parmi ceux de l'été. Et si le vent du soir était complice, peut-être nous ferait-il la grâce de relever les jupes légères que portent les filles, à peine de quoi entrevoir un genou, mais suffisamment pour être ému et rêver un peu plus en retrouvant le soir la moiteur de nos sinistres chambres.

Tout cela était sans compter sur la ferveur de Jan. Jacques venait de mettre mes espoirs à mal en frappant à ma porte. Moi qui m'étais juré de roupiller le lendemain matin, c'était fichu et pour cause... Jacques déplia un plan de la ville et me pointa du doigt un carrefour. À cinq heures précises demain après-midi, je devais faire jonction avec Emile et lui remettre un colis que je serais allé chercher auparavant chez Charles. Je n'avais pas besoin d'en savoir plus. Demain soir, ils partaient en opération avec une nouvelle recrue qui assurerait le repli, un certain Guy, dix-sept ans au compteur, mais un sacré coup de pied au pédalier. Demain soir, aucun d'entre nous ne connaîtrait le répit tant que les copains ne seraient pas rentrés sains et saufs.

Samedi matin, le ciel est dégagé, à peine quelques nuages cotonneux. Tu vois, si la vie était bien faite, je sentirais l'odeur d'un gazon anglais, je vérifierais la gomme des pneus de mon zinc, le méca-nicien me ferait signe que tout est en ordre. Alors je grimperais dans l'habitacle, fermerais le canopy et m'envolerais en patrouille. Mais j'entends la mère Dublanc qui entre dans sa cuisine, et le bruit de ses pas me sort de ma rêverie. J'enfile ma veste, regarde ma montre, il est sept heures. Il faut me rendre chez Charles et récupérer ce colis que je dois remettre à Emile. Direction la banlieue. Arrivé à Saint-Jean, je remonte la voie de chemin de fer comme à l'accoutumée. Il y a longtemps que les trains ne circulent plus sur les vieux rails qui mènent au quartier de Loubers. Une fine brise souffle sur ma nuque, je relève mon col et siffle l'air de la Butte Rouge. Au loin, je vois la petite gare désaffectée. Je frappe à sa porte et Charles me fait signe d'entrer.

- Tou quieres oune cafeille ? me demande-t-il de son plus bel accent sabir.

Je le comprends de mieux en mieux l'ami Charles, il suffit de mélanger un mot de polonais, un de yiddish, un autre d'espagnol, de mettre un brin de mélodie française et l'affaire est dans le sac.

Sa drôle de langue, Charles l'a apprise le long de ses chemins d'exode.

- Toun colis est rangir sous l'escabar, oune ne sait jamère qui golpé à la puerta. Tes dieras à Jacques que j'ai miste la paquette. Oune entendera l'ac-tioune à desse kilométras. Dis-louisse biène de faitre Page 39

Levy Marc - les enfants de la liberté gaffe, après l'atincelle, il y a zwei minoutes, pas plous, pétatre oune peu moins.

Une fois la traduction accomplie, impossible d'empêcher ma tête de faire le calcul. Deux minutes, soit vingt millimètres de mèche qui sépareront la vie de la mort pour mes compagnons. Deux centimètres pour allumer les engins, les poser et trouver le chemin de retraite. Charles me regarde et sent mon inquiétude.

- Yé prendar toujours oune petite marge de sécuritas, per les copains, ajoute-t-il en souriant, comme pour m'apaiser.

Drôle de sourire, que celui du copain Charles.

Il a perdu presque toutes ses dents de devant au cours d'un bombardement d'avion, ce qui, je dois le dire à sa décharge, n'arrange rien à sa diction. Toujours mal fagoté, incompréhensible pour la plupart, il est pourtant de tous, celui qui me rassure le plus.

Est-ce cette sagesse qui semble l'habiter ? Sa détermination ? Son énergie ? Sa joie de vivre ? Comment fait-il, si jeune, pour être adulte ? Il a déjà drôlement vécu, l'ami Charles. En Pologne ils l'ont arrêté, parce que son père était ouvrier, et lui communiste. Il a passé plusieurs années en taule. Libéré, il est parti comme quelques copains faire la guerre en Espagne avec Marcel Langer. De Lôdz aux Pyrénées, la route n'était pas simple, surtout quand on n'a ni papiers ni argent. J'aime l'écouter quand il évoque sa traversée de l'Allemagne nazie. Ce n'était pas la première fois que je lui demandais de me raconter son histoire. Charles le savait bien, mais parler un peu de sa vie, c'est pour lui une façon de pratiquer son français et de me faire plaisir, alors Charles s'assied sur une chaise et des mots de toutes les couleurs se délient sous sa langue.

Il était monté dans un train, sans billet et avec le culot qui le caractérise, il avait poussé la chance jusqu'à s'installer en première classe, dans un compartiment bourré d'uniformes et d'officiers. Son voyage, il l'avait passé à bavarder avec eux. Les militaires l'avaient trouvé plutôt sympathique et le contrôleur s'était bien gardé de demander quoi que ce soit à quiconque dans ce compartiment. En arrivant à Berlin, ils lui avaient même indiqué comment traverser la ville et rejoindre la gare d'où partaient les trains pour Aix-la-Chapelle. Paris ensuite, puis en car jusqu'à Perpignan, enfin il avait traversé la montagne à pied. De l'autre côté de la frontière, d'autres autocars conduisaient les combattants jusqu'à Albacete, direction la bataille de Madrid dans la brigade des Polonais.

Après la défaite, avec des milliers de réfugiés, il a franchi les Pyrénées dans l'autre sens et regagné la frontière où il fut accueilli par les gendarmes.

Direction le camp d'internement du Vernet.

- Là-bas je faisère la couisine pour tous les prisonniers et chacoune avait sa ration quostidienne !

disait-il non sans une certaine fierté.

Trois ans de détention en tout, jusqu'au signal de l'évasion. Il a marché deux cents bornes jusqu'à Toulouse.

Ce n'est pas la voix de Charles qui me rassure, c'est ce qu'il me raconte. Il y a dans son histoire une parcelle d'espoir qui donne un sens à ma vie. Moi aussi je veux apprivoiser cette chance à laquelle il veut croire. Combien d'autres auront renoncé ? Mais même au pied d'un mur, Charles ne s'avouerait pas prisonnier. Il prendrait juste le temps de réfléchir à Page 40

Levy Marc - les enfants de la liberté la façon de le contourner.

- Tou devére y aller, dit Charles, à l'heure de la déjeunir les rues sont plous calmes.

Charles se dirige vers la soupente de l'escalier, il prend le colis et le pose sur la table. C'est drôle, il a emballé les bombes dans des feuilles de journal.

On peut y lire le récit d'une action menée par Boris, le journaliste le traite de terroriste, il nous accuse tous d'être des fauteurs de troubles à l'ordre public.

Le milicien est la victime, nous ses bourreaux ; étrange façon de considérer l'Histoire qui s'écrit chaque jour dans les rues de nos villes occupées.

On gratte à la porte, Charles ne bronche pas, moi je retiens mon souffle. Une petite fille entre dans la pièce et le visage de mon copain s'illumine.