- C'est ma professeur de français, dit-il l'air enjoué.
La gamine lui saute dans les bras et l'embrasse.
Elle se prénomme Camille. Michèle, sa maman, héberge Charles dans cette gare abandonnée. Le papa de Camille est prisonnier en Allemagne depuis le début de la guerre et Camille ne pose jamais de questions. Michèle feint d'ignorer que Charles est un résistant. Pour elle comme pour tous les gens du coin, il est un jardinier qui cultive le plus beau potager des environs. Parfois, le samedi, Charles sacrifie un de ses lapins pour leur préparer un bon repas. J'en voudrais tant de ce civet, mais je dois partir. Charles me fait signe, alors je salue la petite Camille et sa maman et je m'en vais, mon colis sous le bras. Il n'y a pas que des miliciens et des collabora-teurs, il y a aussi des gens comme Michèle, des gens qui savent que ce que nous faisons est bien, et qui prennent des risques pour nous venir en aide, chacun à sa façon. Derrière la porte en bois, j'entends encore Charles qui articule les mots qu'une petite fille de cinq ans lui fait répéter consciencieu-sement, « vache, poulet, tomate », et mon ventre gargouille alors que je m'éloigne.
Il est cinq heures pile. Je retrouve Emile, au lieu désigné par Jacques sur le plan de la ville, et je lui remets le colis. Charles a joint deux grenades aux bombes. Emile ne bronche pas, j'ai envie de lui dire
« À ce soir » mais, par superstition peut-être, je me tais.
- Tu as une cigarette ? demande-t-il.
- Tu fumes ?
- C'est pour allumer les mèches.
Je fouille la poche de mon pantalon et lui remets un paquet de gauloises froissé. Il en reste deux. Mon copain me salue et disparaît au coin de la rue.
La nuit est tombée et la pluie fine avec. Le pavé est luisant et gras. Emile est tranquille, jamais une bombe de Charles n'a fait défaut. L'appareil est simple, trente centimètres de tuyau de fonte, un tronçon de gouttière volé à la sauvette. Un bouchon boulonné à chaque côté, un trou et une mèche qui plonge dans l'ablonite. Ils poseront les bombes devant la porte de la brasserie, puis ils balanceront les grenades par la fenêtre, et ceux qui réussiront à sortir connaîtront le feu d'artifice de Charles.
Ils sont trois à l'action ce soir, Jacques, Emile et le petit nouveau qui assure la retraite avec un revolver chargé dans la poche, prêt à faire feu en l'air si des passants approchent, à l'horizontale si les nazis les prennent en chasse. Les voilà dans la rue où l'opération aura lieu. Les fenêtres du restaurant Page 41
Levy Marc - les enfants de la liberté où se tient un banquet d'officiers ennemis brillent de lumières. Le coup est sérieux, ils sont bien une trentaine là-dedans.
Trente officiers, cela fait un sacré nombre de barrettes sur les vareuses vertes de la Wehrmacht qui pendent au vestiaire. Emile remonte la rue et passe une première fois devant la porte vitrée. Il tourne à peine la tête, pas question de se faire repérer. C'est là qu'il remarque la serveuse. Il faudra trouver un moyen de la protéger, mais avant cela, neutraliser les deux policiers postés en sentinelle. Jacques en saisit un brusquement et le serre à la gorge ; il le conduit vers la ruelle avoisinante et lui donne l'ordre de foutre le camp, le flic tremblotant décampe. Celui dont Emile s'est occupé ne se laisse pas faire. D'un mouvement du coude, Emile fait tomber son képi et lui assène un coup de crosse. Le policier inanimé est traîné à son tour vers l'impasse. Il se réveillera avec du sang sur le front et un mauvais mal de tête. Reste la serveuse qui officie dans la salle. Jacques est perplexe. Emile propose de lui faire un signe depuis la fenêtre, mais ce n'est pas sans risque. Elle peut donner l'alerte. Bien sûr, les conséquences seraient désastreuses, mais te l'ai-je dit? nous n'avons jamais tué un innocent, pas même un imbécile, alors il faut l'épargner, même si elle sert à des officiers nazis la nourriture qui nous manque tant.
Jacques s'approche de la vitre ; depuis la salle, il doit ressembler à un pauvre type affamé qui se repaît d'un simple regard. Un capitaine le voit, lui sourit et lève son verre. Jacques lui rend son sourire et fixe la serveuse. La jeune femme est rondelette, nul doute que les victuailles du restaurant lui profitent, à sa famille aussi peut-être. Après tout, comment juger ?
Il faut bien survivre en ces temps difficiles ; chacun a sa façon de faire.
Emile s'impatiente ; au bout de la rue noire, le jeunot tient les bicyclettes entre ses mains moites.
Enfin, le regard de la serveuse croise celui de Jacques, il lui fait un signe, elle incline la tête, hésite et fait demi-tour. Elle a compris le message, la serveuse rondelette. Pour preuve, quand le patron entre dans la salle, elle le retient par le bras et l'entraîne, autoritaire, vers les cuisines. Maintenant, tout se passe très vite. Jacques donne le signal à Emile ; les mèches rougeoient, les goupilles dégringolent dans le caniveau, les carreaux sont brisés et les grenades roulent déjà sur le sol du restaurant. Emile ne peut résister à l'envie de se lever, juste pour voir un peu de la débandade.
- Grenades ! Barre-toi ! hurle Jacques.
Le souffle projette Emile à terre. Il est un peu sonné mais ce n'est pas le moment de se laisser aller à un étourdissement. L'odeur de fumée acre le fait toussoter. Il crache ; du sang épais coule dans sa main. Tant que ses jambes ne se dérobent pas, il y a encore une chance. Jacques le prend par le bras et les voilà qui courent tous les deux vers le jeunot avec ses trois vélos. Emile pédale, Jacques roule à ses côtés, il faut faire gaffe, le pavé est glissant. Il y a un sacré ramdam derrière eux. Jacques se retourne, est-ce que le gamin les suit toujours ? S'il a bien compté il reste à peine dix secondes avant le big-bang. Voilà, le ciel s'illumine, les deux bombes viennent d'exploser. Le gosse à vélo est tombé, fauché par le coup de tonnerre, Jacques fait demi-tour, mais des soldats sortent de partout et deux d'entre eux ont déjà attrapé le môme qui se débat.
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- Jacques, putain, regarde devant ! crie Emile.
Au bout de la rue, des policiers font barrage, celui qu'ils ont laissé filer tout à l'heure a dû aller chercher des renforts. Jacques dégaine son revolver, il appuie sur la détente mais il n'entend qu'un petit clic. Un bref coup d'œil à son arme, sans perdre l'équilibre, sans quitter la cible, le chargeur pendouille, un miracle qu'il ne soit pas tombé. Jacques cogne le pistolet sur le guidon et remboîte le chargeur dans la crosse ; il tire par trois fois, les flics détalent et cèdent le passage. Son vélo revient à la hauteur de celui d'Emile.
- Tu pisses le sang, mon vieux.
- J'ai la tête qui va exploser, bafouille Emile.
- Le petit est tombé, confie Jacques.
- On y retourne ? demande Emile en voulant mettre pied à terre.
- Pédale ! lui ordonne Jacques, ils l'ont déjà pris et je n'ai plus que deux balles.
Des cars de police arrivent de partout. Emile baisse la tête et avance aussi vite qu'il peut. Si la nuit n'était là pour le protéger de son obscurité, le sang qui coule sur son visage le trahirait aussitôt. Il a mal Emile, la douleur qui envahit sa gueule est terrible, mais il veut ignorer sa peine. Le copain qui est resté à terre va souffrir bien plus que lui ; ils vont le torturer. Quand ils le roueront de coups, ses tempes seront bien plus meurtries que les siennes.
Au bout de sa langue, Emile sent le morceau de métal qui traverse sa joue. Un éclat de sa propre grenade, quelle connerie ! Il fallait être au plus près, c'était le seul moyen de faire mouche.
La mission est accomplie, alors tant pis s'il doit crever, pense Emile. Sa tête tourne, un voile rouge envahit son champ de vision. Jacques voit la bicyclette vaciller, il s'approche, se met à portée et saisit son ami par l'épaule.