- Tiens le coup, on y est presque !
Ils croisent des policiers qui courent vers le nuage de fumée. On ne leur prête aucune attention.
Une ruelle de traverse, le chemin du salut n'est plus très loin, dans quelques minutes ils pourront ralentir l'allure.
Quelques coups, on tambourine à ma porte, j'ouvre. Emile a le visage en sang. Jacques le soutient par le bras.
- Tu as une chaise ? demande-t-il. Emile est un peu fatigué.
Et quand Jacques referme la porte derrière eux, je comprends qu'il manque un copain à l'appel.
- Il faut lui enlever le morceau de grenade qu'il a dans la figure, dit Jacques.
Jacques fait chauffer la lame de son couteau à la flamme de son briquet et il incise dans la joue d'Emile. Parfois, quand la douleur est trop forte, elle remonte au cœur jusqu'à l'en soulever, alors moi je le maintiens quand sa tête roule. Emile lutte, il refuse de s'évanouir, il pense à tous ces jours à venir, toutes ces nuits où le copain tombé en action se fera tabasser ; non, Emile ne veut pas perdre conscience.
Et pendant que Jacques arrache le bout de métal, Emile repense aussi à ce soldat allemand, allongé au milieu de la rue, le corps déchiré par sa bombe.
10.
Dimanche est passé. J'ai vu mon frère, il a encore maigri mais il ne parle pas de sa faim. Je ne peux plus l'appeler mon petit frère comme avant.
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Levy Marc - les enfants de la liberté En quelques jours, il a tant vieilli. Nous n'avons pas le droit de nous raconter nos actions à cause des règles de sécurité, mais je lis dans ses yeux la dureté de sa vie. Nous sommes assis au bord du canal ; pour passer le temps, nous parlons de la maison, de la vie comme elle était avant, mais cela n'arrange pas son regard. Alors nous partageons de longs silences.
Non loin de nous, une grue aux jambes pliées se balance au-dessus de l'eau, on dirait qu'elle agonise.
C'est peut-être Claude qui a fait le coup, mais je n'ai pas le droit de lui poser la question. Il me devine et rigole.
- C'est toi qui as fait la grue ?
- Non, je pensais que c'était peut-être toi...
- Je me suis occupé de l'écluse un peu plus en amont, et je peux te dire qu'elle n'est pas près de fonctionner, mais la grue, je te jure que je n'y suis pour rien.
Il avait suffi de quelques minutes assis là, l'un à côté de l'autre, quelques minutes où nous nous retrouvions enfin, et il redevenait déjà mon petit frère. Au ton de sa voix, c'était presque comme s'il s'excusait d'avoir fait une bêtise en faisant sauter la machinerie de son écluse. Pourtant, combien de jours de retard s'accumuleraient dans l'achemi-nement de lourdes pièces de marine que l'armée allemande faisait transiter par le canal, de l'Atlantique à la Méditerranée ? Claude riait, j'ai passé ma main dans sa chevelure ébouriffée et moi aussi je me suis mis à rigoler. Parfois, entre deux frères, la complicité est bien plus forte que tous les interdits du monde. Il faisait beau et la faim était toujours là.
Alors, interdit pour interdit, tant pis.
- Ça te dirait une balade du côté de la place Jeanne-d'Arc ?
- Pour quoi faire ? a demandé Claude d'un air espiègle.
- Manger un plat de lentilles, par exemple.
- Place Jeanne-d'Arc ? a insisté Claude en arti-culant bien chacun de ses mots.
- Tu connais un autre endroit ?
- Non, mais si on se fait piquer par Jan, tu sais à quoi on s'expose ?
J'aurais bien voulu faire l'innocent mais Claude a bougonné aussitôt :
- Eh ben je vais te le dire, on risque de passer un très très mauvais dimanche !
Il faut savoir que toute la brigade s'était fait sévè-
rement remonter les bretelles par Jan à cause du troquet de la place Jeanne-d'Arc. C'est Emile, je crois, qui avait déniché l'adresse. Le restaurant avait deux avantages, on y mangeait pour presque rien, quelques pièces à peine, mais plus encore, on en res-sortait repu et cette sensation valait bien à elle seule toutes les nourritures du monde. Emile n'avait pas tardé à refiler le tuyau aux copains et, petit à petit, le troquet avait commencé à faire le plein.
Un jour, passant devant la vitrine, Jan avait découvert avec effroi que la quasi-totalité des membres de sa brigade y déjeunait. Une rafle de police et nous étions tous pris. Le soir même, nous étions convoqués manu militari chez Charles, et nous en avions pris chacun pour notre grade. Le lieu dit de L'Assiette aux Vesces nous était désormais formel-lement interdit, sous peine de sanctions graves.
- Je pense à quelque chose, a murmuré Claude.
Si plus personne n'a le droit d'y aller, ça veut donc dire que personne de chez nous ne s'y trouvera ?
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Levy Marc - les enfants de la liberté Jusque-là, le raisonnement de mon petit frère se tenait. Je l'ai laissé poursuivre.
- Or, si personne de chez nous ne s'y trouve, en y allant toi et moi, nous ne faisons courir aucun risque à la brigade, non ?
Rien à redire, ça se tenait toujours.
- Et, si nous y allons ensemble, personne ne l'apprendra et Jan ne pourra pas nous en faire le reproche.
Tu vois, c'est fou ce que l'on a comme imagination quand on a le ventre vide et cette saloperie de faim qui le tenaille. J'ai pris mon petit frère par le bras et, aussitôt le canal oublié, nous piquions un sprint vers la place Jeanne-d'Arc.
En entrant dans le restaurant nous avons eu un drôle de choc tous les deux. Apparemment, tous les copains de la brigade avaient tenu le même raisonnement que nous ; et c'était bien plus qu'une apparence, puisque chacun y déjeunait, au point d'ailleurs qu'il ne restait que deux chaises vides dans la salle. Ajoute à cela que les places libres se trouvaient juste à côté de celles qu'occupaient Jan et Catherine, dont le tête-à-tête amoureux était franchement compromis, et pour cause ! Jan tirait une tête de cent pieds de long et tous essayaient tant bien que mal de refréner le fou rire qui les gagnait. Ce dimanche-là, le patron a dû se demander pourquoi d'un coup d'un seul, sa salle de restaurant tout entière s'était mise à se tordre de rire, alors que visiblement aucun des clients ne semblait se connaître.
Je fus le premier à avoir repris le contrôle de mon fou rire ; non parce que je trouvais la situation moins cocasse que les autres, mais c'est qu'au fond du bistrot, je venais de voir Damira et Marc qui déjeunaient aussi en tête à tête. Et comme Jan s'était fait surprendre dans le bistrot interdit en compagnie de Catherine, Marc n'avait aucune raison de se priver ; je l'ai vu prendre la main de Damira et elle l'a laissé faire.
Pendant que mes espoirs amoureux s'évanouis-saient devant un plat de fausses lentilles, les copains, têtes baissées sur leurs assiettes, séchaient leurs larmes. Catherine cachait son visage derrière son foulard, mais c'était plus fort qu'elle et à son tour elle fut prise d'un fou rire qui raviva l'humeur joyeuse de la salle ; même Jan et le patron ont fini par s'y mettre.
En fin d'après-midi, j'ai raccompagné Claude.
Nous avons remonté ensemble la petite rue où il logeait. Avant d'aller prendre mon tramway, je me suis retourné, juste une fois, pour voir sa frimousse avant de repartir vers la solitude. Lui ne s'est pas retourné, et finalement c'était mieux comme ça.
Parce que ce n'était plus mon petit frère qui rentrait chez lui, mais l'homme qu'il était devenu. Et ce dimanche soir-là, j'avais un sacré coup de cafard.
11.
Le week-end a enterré juillet. Ce lundi matin, nous sommes le 2 août 1943. C'est aujourd'hui que Marcel sera vengé, cet après-midi Lespinasse sera abattu quand il sortira de chez lui, à trois heures et demie comme d'habitude, puisque c'est là son unique habitude.
En se levant ce matin, Catherine a comme une étrange intuition, elle est inquiète pour ceux qui feront l'opération. Un détail lui a peut-être échappé.