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Y avait-il, dans une voiture garée le long du trottoir Page 45

Levy Marc - les enfants de la liberté des policiers en planque qu'elle n'aurait pas vus ?

Elle repasse sans cesse dans sa tête sa semaine de surveillance. Combien de fois a-t-elle arpenté la rue bourgeoise où vit le substitut, cent fois, plus peut-

être ? Marianne non plus n'a rien vu, alors pourquoi cette angoisse soudaine ? Pour chasser ses mauvaises pensées, elle décide de filer au palais de justice. Elle se dit que c'est là qu'elle entendra les premiers échos de l'opération.

Il est trois heures moins le quart à la grande horloge qui tictaque sur le frontispice du palais de justice. Dans quarante-cinq minutes, les copains feront feu. Pour ne pas être repérée, elle flâne dans le grand couloir, consulte les avis placardés sur les murs. Mais elle a beau y faire, elle relit toujours la même ligne, incapable d'en retenir un seul mot. Un homme s'avance, son pas résonne sur le sol, il sourit, drôle de sourire. Deux autres viennent à sa rencontre et le saluent.

- Permettez-moi, monsieur l'avocat général, dit le premier, de vous présenter à l'un de mes amis.

Intriguée, Catherine se retourne et épie la scène. L'homme tend la main à celui qui sourit, le troisième continue de faire les présentations.

- Monsieur le substitut Lespinasse, voici mon bon ami, M. Dupuis.

Le visage de Catherine se fige, l'homme au sourire étrange n'est en rien celui qu'elle a traqué pendant toute la semaine. Pourtant, c'est Jan qui lui avait communiqué l'adresse, et son nom figurait sur la plaque en cuivre apposée sur la porte de son jardin. La tête de Catherine bourdonne, son cœur s'accélère dans sa poitrine et peu à peu, les choses s'éclaircissent. Le Lespinasse qui vit dans la maison bourgeoise de la banlieue de Toulouse est un homonyme ! Même nom, pire encore, même pré-

nom ! Comment Jan a-t-il pu être assez stupide pour imaginer que l'adresse d'un avocat général aussi important puisse se trouver dans l'annuaire ? Et pendant que Catherine réfléchit, l'horloge au mur du grand couloir continue son inlassable course. Il est trois heures, dans trente minutes les copains vont abattre un innocent, un pauvre type dont le seul tort aura été de porter le nom d'un autre. Elle doit se calmer, reprendre ses esprits. D'abord, il faut partir d'ici sans que quiconque remarque la confusion qui la submerge. Ensuite, une fois la rue gagnée, courir, voler un vélo s'il le faut, mais arriver à tout prix à temps, pour éviter le pire. Il reste vingt-neuf minutes, à condition toutefois que l'homme qu'elle voulait mort et qu'elle veut maintenant sauver ne soit pas en avance sur son horaire... pour une fois.

Catherine court, devant elle une bicyclette qu'un homme a posée contre un mur, le temps d'acheter son journal au kiosque ; du temps elle n'en a pas, ni pour évaluer les risques, encore moins pour hésiter, tant pis, elle l'enfourche et pédale de toutes ses forces. Dans son dos, personne ne crie

« Au voleur », le type n'a pas dû déjà se rendre compte qu'on lui avait fauché son vélo. Elle grille un feu, son foulard se défait quand une voiture surgit, un klaxon rugit. L'aile avant gauche frôle la cuisse de Catherine, la poignée de la portière la griffe à la hanche, elle chancelle mais réussit à retrouver son équilibre. Pas le temps d'avoir mal, à peine celui d'une grimace, pas le temps d'avoir peur, il faut pédaler plus vite. Ses jambes accélèrent, les rayons des roues disparaissent dans la lumière, la cadence Page 46

Levy Marc - les enfants de la liberté est infernale. Au passage clouté, les piétons l'in-sultent, pas le temps de s'excuser, pas même celui de freiner au prochain carrefour. Nouvel obstacle, un tramway, le dépasser, faire attention aux rails, si la roue s'y glisse c'est la chute assurée et à cette vitesse aucune chance cette fois de se relever. Les façades dénient, les trottoirs ne sont plus qu'un long trait gris. Ses poumons vont éclater, sa poitrine lui fait mal à crever, mais sa brûlure n'est rien à côté de celle que ressentira le pauvre type, quand il prendra ses cinq balles dans le thorax. Quelle heure est-il ?

Trois heures et quart ? vingt ? Elle reconnaît la côte qui se dessine au loin. Elle l'a empruntée tous les jours de la semaine pour venir faire sa ronde.

Et dire qu'elle en voulait à Jan, mais comment avait-elle été assez stupide pour imaginer que le substitut Lespinasse prenne aussi peu de précautions que cet homme qu'elle filait ? Chaque jour elle se moquait de lui, murmurait pendant ses longues heures d'attente que la proie était vraiment trop facile. L'ignorance qu'elle moquait, c'était la sienne.

Logique que ce pauvre bougre n'eût aucune raison de se méfier, qu'il ne se soit senti visé ni par la Résistance ni par quiconque d'ailleurs, logique aussi qu'il ne se soucie de rien, puisqu'il était innocent de tout.

Ses jambes lui font un mal de chien, mais Catherine continue sa course, sans relâche. Voilà, la côte est dépassée, encore un ultime carrefour et elle arrivera peut-être à temps. Si l'action avait eu lieu, elle aurait entendu les coups de feu, et pour l'instant seul un long sifflement bourdonne à ses oreilles. C'est le sang qui bat trop fort dans ses tempes, pas le son de la mort, pas encore.

La rue est là, l'innocent referme la porte de sa maison et traverse son jardin. Robert avance sur le trottoir, la main dans sa poche, les doigts serrés sur la crosse du revolver, prêt à faire feu. Ce n'est plus qu'une question de secondes maintenant. Un coup de frein, le vélo glisse, Catherine le laisse filer sur la chaussée et se précipite dans les bras du partisan.

- Tu es folle ! Qu'est-ce que tu fais ?

Elle n'a plus de souffle pour parler, le visage blême, elle retient la main de son camarade. Ellemême ignore où elle trouve encore autant de force.

Et comme il ne comprend pas, Catherine réussit enfin à hoqueter :

- Ce n'est pas lui !

L'innocent Lespinasse est monté dans sa voiture, le moteur toussote et la Peugeot 202 noire s'en va tranquillement. En passant devant ce couple qui semble enlacé, le conducteur leur fait un petit signe de la main. « C'est beau les amoureux », pense-t-il en jetant un coup d'œil à son rétroviseur.

Aujourd'hui, c'est une sale journée. Les Allemands ont fait une descente à l'université. Ils ont interpellé dix jeunes dans le hall, les ont traînés vers les marches en les faisant avancer à coups de crosse de fusil, et puis ils les ont embarqués. Tu vois, nous ne renoncerons pas ; même si nous crevons de faim, même si la peur hante nos nuits, même si nos copains tombent, nous continuerons de résister.

Nous avions évité le pire de justesse, mais tu vois, je te l'ai déjà dit, nous n'avons jamais tué un innocent, pas même un imbécile. En attendant, le substitut était toujours en vie, et il fallait reprendre l'enquête à zéro. Puisque nous ne savions pas où il habitait, la filature commencerait depuis le palais de Page 47

Levy Marc - les enfants de la liberté justice. L'entreprise était difficile. Le vrai Lespinasse ne se déplaçait qu'à bord d'une grosse Hotchkiss noire, parfois dans une Renault Primaquatre, mais dans tous les cas, conduite par son chauffeur. Pour ne pas se faire repérer, Catherine avait mis une méthode au point. Le premier jour, un copain suivait à vélo le substitut depuis sa sortie du Palais et abandonnait la partie au bout de quelques minutes.

Dès le lendemain, un autre copain, sur une bicyclette différente, reprenait la piste là où elle avait été abandonnée la veille. Par tronçons successifs, nous avons ainsi réussi à remonter la route jusqu'au domicile du substitut. Désormais, Catherine pourrait reprendre ses longues marches sur un autre trottoir.

Encore quelques jours de planque et nous connaî-

trions tout des habitudes de l'avocat général.