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Ensemble, nous glissions des journaux gaullistes dans les boîtes aux lettres, parfois nous les jetions Page 5

Levy Marc - les enfants de la liberté des plates-formes de tramway avant de sauter en marche et de décamper.

Un soir, Bergholtz n'apparut pas à la sortie du lycée, et le lendemain non plus...

Désormais, à la fin de la classe, avec mon petit frère Claude, nous prenions le petit train qui longeait la route de Moissac. En cachette, nous nous rendions au « Manoir ». C'était une grande demeure où vivaient cachés une trentaine d'enfants dont les parents avaient été déportés ; des éclaireuses-scouts les avaient recueillis et prenaient soin d'eux. Claude et moi allions y biner le potager, parfois nous donnions des cours de maths et de français aux plus jeunes. Chaque jour passé au Manoir, j'en profitais pour supplier Josette, la directrice, de me filer un tuyau qui me permettrait de rejoindre la Résistance, et chaque fois, elle me regardait en levant les yeux au ciel, faisant mine de ne pas savoir de quoi je lui parlais.

Mais un jour, Josette m'a pris à part dans son bureau.

- Je crois que j'ai quelque chose pour toi.

Rends-toi devant le 25 de la rue Bayard, à deux heures de l'après-midi. Un passant te demandera l'heure. Tu lui répondras que ta montre ne marche pas. S'il te dit « Vous ne seriez pas Jeannot ? » c'est que ce type est le bon.

Et c'est comme cela que ça s'est passé...

J'ai emmené mon petit frère et nous avons rencontré Jacques devant le 25 de la rue Bayard, à Toulouse.

Il est entré dans la rue, en manteau gris et chapeau de feutre, une pipe au coin des lèvres. Il a jeté son journal dans la corbeille fixée au lampa-daire ; je ne l'ai pas récupéré parce que ce n'était pas la consigne. La consigne, c'était d'attendre qu'il me demande l'heure. Il s'est arrêté à notre hauteur, nous a toisés et quand je lui ai répondu que ma montre ne marchait pas, il a dit s'appeler Jacques et a demandé lequel de nous deux était Jeannot. J'ai fait aussitôt un pas en avant puisque Jeannot, c'était moi.

Jacques recrutait lui-même les partisans. Il ne faisait confiance à personne et il avait raison. Je sais que ce n'est pas très généreux de dire ça, mais il faut se remettre dans le contexte.

À ce moment-là, je ne savais pas que dans quelques jours, un résistant qui s'appelait Marcel Langer serait condamné à mort à cause d'un procureur français qui avait demandé sa tête et l'avait obtenue. Et personne en France, zone libre ou pas, ne se doutait qu'après que l'un des nôtres eut descendu ce procureur en bas de chez lui, un dimanche, alors qu'il allait à la messe, plus aucune Cour de justice n'oserait demander la tête d'un partisan arrêté.

Je ne savais pas non plus que j'irais abattre un salopard, haut responsable de la Milice, dénon-ciateur et assassin de tant de jeunes résistants. Le milicien en question n'a jamais su que sa mort n'avait tenu qu'à un fil. Que j'ai eu tellement peur de tirer que j'aurais pu me pisser dessus, que j'ai failli lâcher mon arme et que si cette ordure n'avait pas dit « Pitié », lui qui n'en avait eu pour personne, je n'aurais pas été assez en colère pour le descendre de cinq balles dans le ventre.

On a tué. J'ai mis des années à le dire, on n'oublie jamais le visage de quelqu'un sur qui on va Page 6

Levy Marc - les enfants de la liberté tirer. Mais nous n'avons jamais abattu un innocent, pas même un imbécile. Je le sais, mes enfants le sauront aussi, c'est ça qui compte.

Pour l'instant, Jacques me regarde, me jauge, me renifle presque comme un animal, il se fie à son instinct et puis il se campe devant moi ; ce qu'il va dire dans deux minutes fera basculer ma vie :

- Qu'est-ce que tu veux exactement ?

- Rejoindre Londres.

- Alors je ne peux rien faire pour toi, dit Jacques. Londres c'est loin et je n'ai aucun contact.

Je m'attendais à ce qu'il me tourne le dos et s'en aille mais Jacques reste devant moi. Son regard ne me quitte pas, je tente une seconde chance.

- Pouvez-vous me mettre en contact avec les maquisards ? Je voudrais aller me battre avec eux.

- Ça aussi c'est impossible, reprend Jacques en rallumant sa pipe.

- Pourquoi ?

- Parce que tu dis que tu veux te battre. On ne se bat pas dans le maquis ; au mieux on récupère des colis, on passe des messages, mais la résistance y est encore passive. Si tu veux te battre, c'est avec nous.

- Nous ?

- Es-tu prêt à combattre dans les rues ?

- Ce que je veux, c'est tuer un nazi avant de mourir. Je veux un revolver.

J'avais dit ça d'un air fier. Jacques a éclaté de rire. Moi, je ne comprenais pas ce qu'il y avait de drôle, je trouvais même cela plutôt dramatique ! Justement, c'est ce qui avait fait rigoler Jacques.

- Tu as lu trop de livres, il va falloir qu'on t'apprenne à te servir de ta tête.

Sa remarque paternaliste m'avait un peu vexé, mais pas question qu'il s'en aperçoive. Voilà des mois que je tentais d'établir un contact avec la Résistance et j'étais en train de tout gâcher.

Je cherche des mots justes qui ne viennent pas, un propos qui témoigne que je suis quelqu'un sur qui les partisans pourront compter. Jacques me devine, il sourit, et dans ses yeux, je vois soudain comme une étincelle de tendresse.

- Nous ne nous battons pas pour mourir, mais pour la vie, tu comprends ?

Cela n'a l'air de rien, mais cette phrase, je l'ai reçue comme un coup de poing. C'étaient là les premières paroles d'espoir que j'entendais depuis le début de la guerre, depuis que je vivais sans droits, sans statut, dépourvu de toute identité dans ce pays qui était le mien, hier encore. Mon père me manque, ma famille aussi. Que s'est-il passé ? Autour de moi tout s'est évanoui, on a volé ma vie, simplement parce que je suis juif et que cela suffit à des tas de gens pour me vouloir mort.

Derrière moi, mon petit frère attend. Il se doute que quelque chose d'important se joue, alors il toussote pour rappeler qu'il est là lui aussi. Jacques pose sa main sur mon épaule.

- Viens, ne restons pas ici. Une des premières choses que tu dois apprendre, c'est à ne jamais rester immobile, c'est ainsi qu'on se fait repérer. Un gars qui attend dans la rue, par les temps qui courent, c'est toujours louche.

Et nous voilà marchant le long d'un trottoir dans une ruelle sombre, avec Claude qui nous emboîte le pas.

- J'ai peut-être du travail pour vous. Ce soir, vous irez dormir au 15 rue du Ruisseau, chez la mère Page 7

Levy Marc - les enfants de la liberté Dublanc, elle sera votre logeuse. Vous lui direz que vous êtes tous les deux étudiants. Elle te demandera certainement ce qui est arrivé à Jérôme. Réponds que vous prenez sa place, qu'il est parti retrouver sa famille dans le Nord.

Je devinais là un sésame qui nous donnerait l'accès à un toit et, qui sait, peut-être même à une chambre chauffée. Alors, prenant mon rôle très au sérieux, j'ai demandé qui était ce Jérôme, histoire d'être au point si la mère Dublanc cherchait à en savoir plus sur ses nouveaux locataires. Jacques m'a aussitôt ramené à une réalité plus crue.

- Il est mort avant-hier, à deux rues d'ici. Et si la réponse à ma question « Veux-tu entrer au contact direct de la guerre ? » est toujours oui, alors disons que c'est celui que tu remplaces. Ce soir, quelqu'un frappera à ta porte. Il te dira qu'il vient de la part de Jacques.