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Tu vois, dans cette France triste, il y avait non seulement des concierges et des logeuses formidables, mais aussi des mères généreuses, des voyageurs épatants, des gens anonymes qui résistaient à leur manière, des gens anonymes qui refusaient de faire comme le voisin, des gens anonymes qui dérogeaient aux règles puisqu'elles étaient indignes.

C'est dans cette chambre que me loue la mère Dublanc depuis quelques heures qu'Emile vient d'entrer, avec toute son histoire, avec tout son passé.

Et même si je ne la connais pas encore, l'histoire d'Emile, je sais pourtant à son regard que nous allons bien nous entendre.

- Alors c'est toi le nouveau ? demande-t-il.

- C'est nous, reprend mon petit frère qui en a marre qu'on fasse comme s'il n'était pas là.

- Vous avez les photos ? questionne Emile.

Et il sort de sa poche deux cartes d'identité, des tickets de rationnement et un tampon. Les papiers Page 10

Levy Marc - les enfants de la liberté établis, il se lève, retourne la chaise et se rassied à califourchon.

- Parlons de ta première mission. Enfin, puisque vous êtes deux, disons de votre première mission.

Mon frère a les yeux qui pétillent, je ne sais pas si c'est la faim qui taraude son estomac sans relâche ou l'appétit nouveau d'une promesse d'action, mais je le vois bien, ses yeux pétillent.

- Il va falloir aller voler des vélos, dit Emile.

Claude retourne vers le lit, la mine défaite.

- C'est ça faire de la résistance ? C'est piquer des bicyclettes ? J'ai fait tout ce trajet pour que l'on me demande d'être un voleur ?

- Parce que tu crois que les actions, tu vas les faire en voiture ? La bicyclette, c'est le meilleur ami du résistant. Réfléchis deux secondes, si ce n'est pas trop te demander. Personne ne prête attention à un homme à vélo ; tu es juste un type qui rentre de l'usine ou qui part au travail selon l'heure. Un cycliste se fond dans la foule, il est mobile, se faufile partout. Tu fais ton coup, tu te tires à vélo, et alors que les gens comprennent à peine ce qui vient de se passer, toi tu es déjà à l'autre bout de la ville. Donc si tu veux que l'on te confie des missions importantes, commence par aller piquer ta bicyclette !

Voilà, la leçon venait d'être dite. Restait à savoir où on irait piquer les vélos. Emile a dû devancer ma question. Il avait déjà fait un repérage et nous indiqua le couloir d'un immeuble où dormaient trois bicyclettes, jamais attachées. Il nous fallait agir tout de suite ; si tout se passait bien, nous devions le retrouver en début de soirée chez un copain dont il me demandait d'apprendre l'adresse par cœur.

C'était à quelques kilomètres, dans la banlieue de Toulouse, une petite gare désaffectée du quartier de Loubers. « Dépêchez-vous, avait insisté Emile, il faudra que vous soyez là-bas avant le couvre-feu. »

C'était le printemps, la nuit ne tomberait pas avant plusieurs heures et l'immeuble aux vélos n'était pas loin d'ici. Emile est parti et mon petit frère conti-nuait à faire la tête.

J'ai réussi à convaincre Claude qu'Emile n'avait pas tort et puis que c'était probablement une mise à l'épreuve. Mon petit frère a râlé mais il a accepté de me suivre.

Nous nous sommes remarquablement acquittés de cette première mission. Claude était en planque dans la rue, on pouvait quand même prendre deux ans de prison pour un vol de bicyclette. Le couloir était désert et, comme l'avait promis Emile, il y avait bien trois vélos, posés les uns contre les autres, libres de toute attache.

Emile m'avait dit de piquer les deux premiers, mais le troisième, celui contre le mur, était un modèle sport avec un cadre rouge flamboyant et un guidon muni de poignées en cuir. J'ai déplacé celui de devant qui s'est effondré dans un tintamarre effrayant. Je me voyais déjà contraint de bâillonner la concierge, coup de chance, la loge était vide et personne ne vint troubler mon travail. La bécane qui me plaisait n'était pas facile à attraper. Quand on a peur, les mains sont moins habiles. Les pédales étaient emmêlées et rien n'y faisait, je n'arrivais pas à séparer les deux bicyclettes. Au prix de mille efforts, calmant du mieux que je le pouvais les battements de mon cœur, je parvins à mes fins. Mon petit frère avait pointé le bout de son nez, trouvant le temps Page 11

Levy Marc - les enfants de la liberté long à poireauter tout seul sur le trottoir.

- Qu'est-ce que tu fous, bon sang ?

- Tiens, prends ton vélo au lieu de râler.

- Et pourquoi je n'aurais pas le rouge ?

- Parce qu'il est trop grand pour toi !

Claude a encore râlé, je lui ai fait remarquer que nous étions en mission commandée et que ce n'était pas le moment de se disputer. Il a haussé les épaules et enfourché sa bicyclette. Un quart d'heure plus tard, pédalant à toute berzingue, nous longions la voie ferrée désaffectée vers l'ancienne petite gare de Loubers.

Emile nous a ouvert la porte.

- Regarde ces bécanes, Emile !

Emile a fait une drôle de tête, comme s'il n'avait pas l'air content de nous voir, et puis il nous a laissé entrer. Jan, un grand type élancé nous regardait en souriant. Jacques aussi était dans la pièce ; il nous a félicités tous les deux et, en voyant le vélo rouge que j'avais choisi, il a de nouveau éclaté de rire.

- Charles va les maquiller pour qu'ils soient méconnaissables, a-t-il ajouté en rigolant de plus belle.

Je ne voyais toujours pas ce qu'il y avait de drôle et apparemment Emile non plus vu la tête qu'il faisait.

Un homme en maillot de corps descendait l'escalier, c'est lui qui habitait ici dans cette petite gare désaffectée et je rencontrais pour la première fois le bricoleur de la brigade. Celui qui démontait et remontait les vélos, celui qui fabriquait les bombes pour faire sauter les locos, celui qui expliquait comment saboter, sur des plates-formes de trains, les cockpits assemblés dans les usines de la région, ou comment cisailler les câbles des ailes de bombardiers pour qu'une fois montés en Allemagne, les avions d'Hitler ne décollent pas de sitôt. Il faudra que je te parle de Charles, ce copain qui avait perdu toutes ses dents de devant pendant la guerre d'Espagne, ce copain qui avait traversé tant de pays qu'il en avait mélangé les langues pour inventer son propre dia-lecte, au point que personne ne le comprenait vraiment. Il faudra que je te parle de Charles parce que, sans lui, nous n'aurions jamais pu accomplir tout ce que nous allions faire dans les mois suivants.

Ce soir, dans cette pièce au rez-de-chaussée d'une vieille gare désaffectée, nous avons tous dix-sept et vingt ans, nous allons bientôt faire la guerre et malgré son éclat de rire tout à l'heure quand il a vu mon vélo rouge, Jacques a l'air inquiet. Je vais bientôt comprendre pourquoi.

On frappe à la porte, et cette fois entre Catherine. Elle est belle, Catherine, d'ailleurs à voir le regard qu'elle échange avec Jan, je jurerais qu'ils sont ensemble, mais c'est impossible. Règle numéro un, pas d'histoire d'amour quand on est clandestin dans la Résistance, expliquera Jan à table en nous instruisant sur la conduite à tenir. C'est trop dangereux, si on est arrêté on risque de parler pour sauver celui ou celle qu'on aime. « La condition du résistant, c'est de ne pas s'attacher », a dit Jan.

Pourtant, lui s'attache à chacun d'entre nous et cela je le devine déjà. Mon petit frère n'écoute rien, il dévore l'omelette de Charles ; par moments je me dis que si je ne l'arrête pas, il va finir par manger aussi la fourchette. Je le vois lorgner sur la poêle.