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Que tout cela reste entre toi et moi. Mon mari est convaincu que personne ne se doute de son petit arrangement avec Dieu, mais je l'aime depuis tant d'années que son Dieu et moi n'avons plus aucun secret.

À peine de retour dans la salle à manger, Georges se voit entraîner à l'écart par notre père.

- Merci pour tout à l'heure, grommelle papa.

- De quoi ? demande Georges.

- Eh bien de ne pas avoir vendu la mèche. C'est très généreux de ta part. J'imagine que tu dois mal me juger. Ce n'est pas que je prenne un plaisir quelconque à entretenir ce mensonge ; mais depuis vingt ans... comment leur dire maintenant ? Oui, je ne parle pas l'hébreu, c'est vrai. Mais célébrer le sabbat c'est pour moi entretenir la tradition et la tradition c'est important, tu comprends ?

- Je ne suis pas juif, monsieur, répond Georges.

Tout à l'heure, je me suis contenté de répéter vos mots sans avoir aucune idée de leur sens, et c'est moi qui voulais vous remercier de ne pas avoir vendu la mèche.

- Ah ! lâche papa en laissant retomber ses bras le long du corps.

Les deux hommes se regardent quelques instants, puis notre père pose sa main sur l'épaule de Georges et lui dit :

- Bon, écoute-moi, je te propose que notre petite affaire reste strictement entre nous. Moi je dis le sabbat et toi, tu es juif !

- Tout à fait d'accord, répond Georges.

- Bien, bien, bien, dit papa en retournant vers le salon. Alors, passe me voir jeudi soir prochain à mon atelier, histoire que l'on répète bien ensemble les mots que nous réciterons le lendemain, puisque maintenant, nous dirons la prière à deux.

Le dîner achevé, Alice raccompagne Georges jusqu'à la rue, attend qu'ils soient à l'abri de la porte cochère et prend son fiancé dans ses bras.

- Ça s'est vraiment bien passé, et puis chapeau, tu t'es débrouillé comme un chef. Je ne sais pas comment tu as fait, mais papa n'a rien vu, il est à mille lieues de se douter que tu n'es pas juif.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Oui, je crois qu'on s'en est bien sortis, sourit Georges en s'éloignant.

Voilà, c'est vrai, Claude et moi n'avions jamais eu l'occasion d'entrer dans une synagogue, avant d'être enfermés ici.

Ce soir-là, les soldats ont hurlé l'ordre d'empa-queter gamelle et petite valise pour ceux qui en avaient une, et de tout regrouper dans le couloir principal de la synagogue. Celui qui traînait se faisait rappeler à l'ordre à coups de botte et de poing. Nous n'avions aucune idée de notre destination, mais une chose nous rassurait : lorsqu'ils venaient chercher des prisonniers pour les fusiller, ceux qui partaient sans jamais revenir devaient abandonner leurs affaires.

En début de soirée, les femmes qui avaient été transférées au fort du Hâ avaient été ramenées et enfermées dans une salle voisine. À deux heures du matin les portes du temple s'ouvrent, nous repartons en colonne et traversons la ville déserte et silencieuse, revenant sur les pas qui nous avaient conduits ici.

Nous avons repris place à bord du train. Les prisonniers du fort du Hâ et tous les résistants capturés ces dernières semaines nous ont rejoints.

Désormais, il y a deux wagons de femmes en tête du convoi. Nous repartons en direction de Toulouse, et certains croient que nous rentrons chez nous.

Mais Schuster a d'autres desseins en tête. Il s'est juré que la destination finale serait Dachau et rien ne l'ar-rêtera, ni les armées alliées qui progressent, ni les bombardements qui rasent les villes que nous traversons, ni les efforts de la Résistance pour retarder notre progression.

Près de Montauban, Walter a enfin réussi à s'évader. Il avait repéré qu'un des quatre écrous qui scellent les barreaux à la lucarne avait été remplacé par un boulon. Avec le peu de salive dont il dispose et toute la force de ses doigts, il s'efforce de le faire tourner, et quand sa bouche est trop sèche, c'est le sang des blessures qui se forment sur ses doigts, qui donnera peut-être assez d'humidité pour faire bouger le boulon. Après des heures et des heures de souffrance, la pièce de métal commence à glisser, Walter veut croire à sa chance, il veut croire en l'espoir.

Ses doigts sont si enflés, quand il arrive à ses fins, qu'il ne peut plus les écarter. Il n'y a plus maintenant qu'à pousser le barreau et l'espace à la lucarne sera suffisant pour s'y faufiler. Tapis dans l'ombre du wagon, trois copains le regardent, Lino, Pipo et Jean, tous des jeunes recrues de la 35e brigade. L'un pleure, il n'en peut plus, il va devenir fou. Il faut dire que jamais la chaleur n'a été si forte. On suffoque et le wagon tout entier semble expirer au rythme des râles des prisonniers qui étouffent. Jean supplie Walter de les aider à s'évader, Walter hésite, et puis comment ne rien dire, comment ne pas aider ceux qui sont pour lui comme des frères. Alors il les entoure de ses mains meurtries et leur révèle ce qu'il a accompli. On attendra la nuit pour sauter, lui en premier, les autres ensuite. À voix basse, on répète la procédure. S'accrocher au montant, le temps de faire passer tout le corps au-dehors, et puis sauter et courir au loin. Si les Allemands tirent, chacun pour soi ; si on a réussi, quand la lanterne rouge aura disparu, on remontera le long de la voie pour se regrouper.

Le jour commence à s'éteindre, le moment tant attendu ne va pas tarder, mais le destin a l'air d'en Page 139

Levy Marc - les enfants de la liberté avoir décidé autrement. Le convoi ralentit en gare de Montauban. Au bruit des roues, on s'engage sur une voie de garage. Et quand les Allemands avec leurs mitrailleuses prennent position sur le quai, Walter se dit que c'est foutu. La mort dans l'âme, les quatre compères s'accroupissent et chacun retourne à sa solitude.

Walter voudrait dormir, reprendre quelques forces, mais le sang bat dans ses doigts et la douleur est bien trop forte. Dans le wagon, on entend quelques lamentations.

Il est deux heures du matin et le convoi s'ébranle. Le cœur de Walter ne tambourine plus dans ses mains mais dans sa poitrine. Il secoue ses copains et ensemble, ils attendent le bon moment.

La nuit est trop claire, la lune presque pleine qui brille dans le ciel les dénoncera trop facilement.

Walter guette par la lucarne, le train roule à belle allure, au loin, un sous-bois se dessine.

Walter et deux copains se sont évadés du train.

Après être tombé dans le fossé, il est resté longtemps accroupi. Et quand la lanterne rouge du convoi s'est effacée dans la nuit, il a levé les bras vers le ciel et a crié « Maman ». Il a marché des kilomètres, Walter.

En arrivant à l'orée d'un champ, il est tombé sur un soldat allemand qui se soulageait, son fusil à baïonnette posé près de lui. Allongé au milieu des épis de maïs, Walter a attendu l'instant propice et s'est jeté sur lui. Où a-t-il trouvé ce restant de force pour prendre le dessus au moment de la rixe ? La baïonnette est restée fichée dans le corps du soldat ; en parcourant bien d'autres kilomètres, Walter avait l'impression de voler, comme un papillon.

Le train ne s'est pas arrêté à Toulouse, nous ne rentrions pas chez nous. Nous avons dépassé Carcassonne, Béziers, Montpellier.

36.

Les jours passent et la soif revient. Dans les villages que nous traversons, les gens font de leur mieux pour nous venir en aide. Bosca, un prisonnier parmi tant d'autres, jette par la lucarne un petit mot qu'une femme trouve près de la voie et va remettre à sa destinataire. Sur le bout de papier, le déporté tente de rassurer son épouse. Il l'informe qu'il est à bord d'un train qui était de passage à Agen le 10 août et qu'il va bien, mais Mme Bosca ne reverra jamais son mari.