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Une Citroën noire file au loin et dépasse la rame du tram. À l'arrière du wagon, assis sur la banquette en bois, un vieil homme relit ses notes. Maître Arnal lève la tête et se replonge dans sa lecture. La partie s'annonce serrée mais rien n'est perdu.

Impensable qu'une Cour française condamne à mort un patriote. Langer est un homme courageux, un de ceux qui agissent parce qu'ils sont valeureux.

Il l'a su dès qu'il l'a rencontré dans sa cellule. Il avait le visage si déformé ; sous ses pommettes, on devinait les coups de poing qui s'y étaient abattus, les lèvres tailladées étaient bleues, tuméfiées. Il se demande à quoi ressemblait Marcel avant qu'on le tabasse ainsi, avant que son visage se déforme, prenant l'empreinte des violences subies. Merde, ils se battent pour notre liberté, rumine Arnal, ce n'est quand même pas compliqué de s'en rendre compte. Si la Cour ne le voit pas encore, il se fera fort de leur ouvrir les yeux. Qu'on lui inflige une peine de prison pour l'exemple, d'accord, on sauvera les apparences, mais la mort, non. Ce serait un jugement indigne de magistrats français. Alors que le tramway s'immobilise dans un grincement de métal à la station Palais de Justice, maître Arnal a recouvré la confiance nécessaire au bon déroulement de sa plaidoirie. Il va gagner ce procès, il croisera le fer avec son adversaire, le substitut Lespinasse, et il sauvera la tête de ce jeune homme. Marcel Langer, se répète-t-il à voix basse en gravissant les marches.

Pendant que maître Arnal avance dans le long couloir du Palais, Marcel, menotté à un gendarme, attend dans un petit bureau.

Le procès se tient à huis clos. Marcel est dans le box des accusés, Lespinasse se lève et ne lui adresse pas le moindre regard ; il se moque de l'homme qu'il veut condamner, il ne veut surtout pas le connaître. Devant lui, quelques notes à peine. Il rend hommage d'abord à la perspicacité de la gendarmerie, qui a su mettre hors d'état de nuire un dangereux terroriste, et puis il rappelle à la Cour son devoir, celui d'observer la loi, de la faire respecter.

Montrant du doigt le prévenu sans jamais le Page 15

Levy Marc - les enfants de la liberté regarder, le substitut Lespinasse accuse. Il énumère la longue liste d'attentats dont ont été victimes les Allemands, il rappelle aussi que la France a signé l'armistice dans l'honneur et que l'accusé, qui n'est même pas français, n'a aucun droit de remettre en cause l'autorité de l'État. Lui accorder des circonstances atténuantes reviendrait à bafouer la parole du Maréchal. « Si le Maréchal a signé l'armistice, c'est pour le bien de la Nation », reprend Lespinasse avec véhémence. « Et ce n'est pas un terroriste étranger qui pourra juger du contraire. »

Pour ajouter un peu d'humour, il rappelle enfin que ce n'étaient pas des pétards du 14 Juillet que transportait Marcel Langer, mais des explosifs destinés à détruire des installations allemandes, et donc à perturber la tranquillité des citoyens. Marcel sourit.

Comme ils sont loin les feux d'artifice du 14 Juillet.

Au cas où la défense avancerait quelques argu-ments d'ordre patriotique aux fins d'accorder à Langer des circonstances atténuantes, Lespinasse rappelle encore à la Cour que le prévenu est apatride, qu'il a préféré abandonner sa femme et sa petite fille en Espagne, où déjà, bien que polonais et étranger au conflit, il était parti faire le coup de feu.

Que la France, dans sa mansuétude, l'avait accueilli, mais pas pour venir ici, chez nous, porter désordre et chaos. « Comment un homme sans patrie pourrait-il prétendre avoir agi par idéal patriotique ? » Et Lespinasse ricane de son bon mot, de sa tournure de phrase. De peur que la Cour ne soit atteinte d'am-nésie, le voilà qui rappelle l'acte d'accusation, énonce les lois qui condamnent de tels actes à la peine capitale, se félicite de la sévérité des textes en vigueur. Puis il marque un temps, se tourne vers celui qu'il accuse et enfin accepte de le regarder.

«Vous êtes étranger, communiste et résistant, trois raisons dont chacune suffit à ce que je demande votre tête à la Cour. » Cette fois, il se détourne vers les magistrats et réclame d'une voix calme la condamnation à mort de Marcel Langer.

Maître Arnal est livide, il se lève au moment même où Lespinasse, satisfait, se rassied. Le vieil avocat a les yeux mi-clos, le menton penché en avant, mains serrées devant sa bouche. La Cour est immobile, silencieuse ; le greffier ose à peine reposer sa plume. Même les gendarmes retiennent leur souffle, attendant qu'il parle. Mais pour l'instant, maître Arnal ne peut rien dire, la nausée le gagne.

Il est donc le dernier ici à comprendre que les règles sont truquées, que la décision est déjà prise.

Dans sa cellule, Langer le lui avait pourtant dit, il se savait condamné d'avance. Mais le vieil avocat croyait encore à la justice et n'avait cessé de lui assurer qu'il se trompait, qu'il le défendrait comme il se devait et qu'il aurait gain de cause. Dans son dos, maître Arnal sent la présence de Marcel, il croit entendre le murmure de sa voix : « Vous voyez, j'avais raison, mais je ne vous en veux pas, de toute façon, vous ne pouviez rien y faire. »

Alors il lève les bras, ses manches semblent flotter dans l'air, il inspire et se lance dans un ultime plaidoyer. Comment louer le travail de la gendarmerie, quand on voit sur le visage du prévenu les stigmates des violences qu'il a subies ? Comment oser plaisanter sur le 14 Juillet dans cette France qui n'a plus le droit de le célébrer ? Et que connaît réellement le procureur de ces étrangers qu'il accuse ?

En apprenant à connaître Langer au parloir, lui Page 16

Levy Marc - les enfants de la liberté a pu découvrir combien ces apatrides, comme le dit Lespinasse, aiment ce pays qui les a accueillis ; au point, comme Marcel Langer, de sacrifier leur vie pour le défendre. L'accusé n'est pas celui que le procureur a dépeint. C'est un homme sincère et honnête, un père qui aime sa femme et sa fille. Il n'est pas parti en Espagne pour y faire le coup de feu, mais parce que, plus que tout, il aime l'humanité et la liberté des hommes. La France n'était-elle pas hier encore le pays des droits de l'homme ?

Condamner Marcel Langer à mort, c'est condamner l'espoir d'un monde meilleur.

Arnal a plaidé pendant plus d'une heure, usant jusqu'à ses dernières forces ; mais sa voix résonne sans écho dans ce tribunal qui a déjà statué. Triste jour que ce 11 juin 1943. La sentence est tombée, Marcel sera envoyé à la guillotine. Quand Catherine apprend la nouvelle dans le bureau d'Arnal, ses lèvres se serrent, elle encaisse le coup. L'avocat jure qu'il n'en a pas fini, qu'il ira à Vichy plaider un recours en grâce.

Ce soir, dans la petite gare désaffectée qui sert de logis et d'atelier à Charles, la table s'est agrandie.

Depuis l'arrestation de Marcel, Jan a pris le commandement de la brigade. Catherine s'est assise à côté de lui. Au regard qu'ils ont échangé, j'ai su cette fois qu'ils s'aimaient. Pourtant, elle a le regard triste Catherine, ses lèvres osent à peine articuler les mots qu'elle doit nous dire. C'est elle qui nous annonce que Marcel a été condamné à mort par un procureur français. Je ne connais pas Marcel, mais comme tous les copains qui sont autour de la table, j'ai le cœur lourd et mon petit frère, lui, a perdu tout appétit.

Jan fait les cent pas. Tout le monde se tait, attendant qu'il parle.

- S'ils vont jusqu'au bout, il faudra abattre Lespinasse, pour leur foutre la trouille ; sinon ces salauds enverront à la mort tous les partisans qui tomberont entre leurs mains.