Выбрать главу

C'était avant que le proviseur du lycée ne me renvoie Page 19

Levy Marc - les enfants de la liberté chez moi le jour où je me suis présenté aux épreuves du baccalauréat. Parce que avec mon nom, le bac, ce n'était vraiment pas possible.

Bon, je retourne à l'action à venir sinon, au mieux je vais me faire houspiller par le camarade Boris qui se donne la peine de m'expliquer comment les choses vont se dérouler, et au pire, il va me sucrer la mission pour défaut d'attention.

- Tu m'écoutes ? dit-il.

- Oui, oui, bien sûr !

- Dès qu'on aura repéré notre cible, tu vérifieras que le cran de sûreté du revolver est bien enlevé. On a déjà vu des copains avoir de sérieuses déconvenues en pensant que leur arme s'était enrayée, alors qu'ils avaient bêtement oublié d'ôter la sécurité.

J'ai trouvé ça effectivement idiot, mais quand on a peur, vraiment peur, on est beaucoup moins habile, crois-moi sur parole. L'important était de ne pas interrompre Boris et de se concentrer sur ce qu'il disait.

- Il faut que ce soit un officier, nous ne tuons pas de simples soldats. Tu as bien compris ? On le filera à distance, ni trop près, ni trop loin. Moi je m'occupe du périmètre avoisinant. Tu t'approches du type, tu lui vides ton chargeur et tu comptes bien les coups de feu pour garder une balle. C'est très important pour la fuite, tu peux en avoir besoin, on ne sait jamais. La fuite, c'est moi qui la couvre. Toi, tu ne te soucies que de pédaler. Si des gens veulent s'interposer, j'interviens pour assurer ta protection.

Quoi qu'il arrive, tu ne te retournes pas ! Tu pédales et tu fonces, tu m'entends bien ?

J'ai essayé de dire oui, mais j'avais la bouche tellement sèche que ma langue était collée. Boris en a conclu que j'étais d'accord et il a poursuivi.

- Quand tu seras assez loin, ralentis l'allure et circule comme n'importe quel gars à vélo. Sauf que toi, tu vas circuler longtemps. Si quelqu'un t'a suivi, tu dois t'en rendre compte et ne jamais risquer de le conduire jusqu'à ton adresse. Va te balader sur les quais, arrête-toi souvent, pour vérifier si tu ne reconnais pas un visage que tu aurais croisé plus d'une fois. Ne te fie pas aux coïncidences, dans nos vies, il n'y en a jamais. Si tu es certain de ta sécurité, alors et seulement alors, tu peux prendre le chemin du retour.

J'avais perdu toute envie de distraction et je savais ma leçon sur le bout des lèvres, à une chose près : ce que je ne savais pas du tout, c'était comment faire pour tirer sur un homme.

Charles est revenu de son atelier avec mon vélo qui avait subi de sérieuses transformations. L'important, a-t-il dit, c'est qu'il était sûr du pédalier et de la chaîne. Boris m'a fait signe, il était temps de partir. Claude dormait encore, je me suis demandé s'il fallait que je le réveille. Au cas où il m'arriverait quelque chose, il pourrait encore faire la tête parce que je ne lui aurais même pas dit au revoir avant de mourir. Mais j'ai préféré le laisser dormir ; en se réveillant, il aurait un appétit de loup et rien à se mettre sous la dent. Chaque heure de sommeil était autant de temps gagné sur les tenailles de la faim.

J'ai demandé pourquoi Emile ne venait pas avec nous. « Laisse tomber ! » m'a murmuré Boris. Hier, Emile s'était fait voler son vélo. Ce con l'avait laissé dans le couloir de son immeuble sans l'attacher.

C'était d'autant plus regrettable qu'il s'agissait d'un Page 20

Levy Marc - les enfants de la liberté assez beau modèle avec des poignées en cuir, exactement comme celui que j'avais dégoté ! Pendant que nous serions à l'action, il fallait qu'il aille en piquer un autre. Boris a ajouté qu'Emile était d'ailleurs assez en pétard à ce sujet !

La mission s'est déroulée comme Boris l'avait décrite. Enfin presque. L'officier allemand que nous avions repéré descendait les dix marches d'un escalier de rue, qui conduisait à une placette où trônait une vespasienne. C'est le nom que portaient les pissotières vertes que l'on trouvait en ville. Nous, on appelait ça des tasses, à cause de leur forme. Mais comme elles avaient été inventées par un empereur romain qui répondait au nom de Vespasien, on les avait baptisées ainsi. Finalement, je l'aurais peut-être eu mon baccalauréat, si je n'avais pas eu le tort d'être juif aux épreuves de juin 1941.

Boris m'a fait signe, l'endroit était idéal. La petite place était en contrebas de la rue et il n'y avait personne aux alentours ; j'ai suivi l'Allemand, qui ne s'est douté de rien. Pour lui, j'étais un quidam avec lequel, à défaut de partager la même allure, lui dans son uniforme vert impeccable, moi plutôt mal fagoté, il partageait une même envie. La vespasienne étant équipée de deux compartiments, il ne devait voir aucune objection à ce que je descende le même escalier que lui.

Je me suis donc retrouvé dans une pissotière, en compagnie d'un officier allemand sur lequel j'allais vider le barillet de mon revolver (moins une balle comme l'avait précisé Boris). J'avais pris soin d'ôter la sécurité, quand un vrai problème de conscience m'a traversé l'esprit. Pouvait-on décemment appartenir à la Résistance, avec toute la noblesse que cela représentait, et abattre un type qui avait la braguette baissée et se trouvait dans une posture aussi peu glorieuse ?

Impossible de demander son avis au camarade Boris, qui m'attendait avec les deux vélos en haut des marches, pour assurer la fuite. J'étais seul et il fallait que je me décide.

Je n'ai pas tiré, c'était inconcevable. Je ne pouvais pas accepter l'idée que le premier ennemi que j'allais abattre soit en train de pisser au moment de mon action héroïque. Si j'avais pu en parler à Boris, il m'aurait probablement rappelé que l'ennemi en question appartenait à une armée qui ne se posait aucune question, quand elle tirait dans la nuque des enfants, quand elle mitraillait des gamins aux coins de nos rues, et encore moins quand elle exterminait sans compter dans les camps de la mort.

Il n'aurait pas eu tort Boris, mais voilà, moi je rêvais d'être pilote dans une escadrille de la Royal Air Force, alors à défaut d'avion, mon honneur serait quand même sauf. J'ai attendu que mon officier se remette en condition d'être descendu. Je ne me suis pas laissé distraire par son petit sourire en coin quand il a quitté les lieux et lui ne m'a pas plus prêté attention quand je l'ai suivi à nouveau vers l'escalier.

La pissotière était au bout d'une impasse, il n'y avait qu'un seul chemin pour en repartir.

En l'absence de déflagration, Boris devait se demander ce que je faisais depuis tout ce temps.

Mais mon officier montait les marches devant moi et je n'allais quand même pas lui tirer dans le dos. Le seul moyen pour qu'il se retourne était de l'appeler, ce qui n'était pas évident si on considère que mon allemand courant se limitait à deux mots : ja et nein.

Page 21

Levy Marc - les enfants de la liberté Tant pis, dans quelques secondes il regagnerait la rue et tout serait foutu. Avoir pris tous ces risques pour faillir au dernier moment aurait été trop bête.

J'ai bombé le torse et j'ai crié Ja de toutes mes forces.

L'officier a dû comprendre que je m'adressais à lui, parce qu'il s'est aussitôt retourné et j'en ai profité pour lui tirer cinq balles dans la poitrine, c'est-à-dire de face. La suite fut relativement fidèle aux instructions données par Boris. J'ai rangé le revolver dans mon pantalon, me brûlant au passage, contre le canon où venaient de passer cinq balles à une vitesse que mon niveau en mathématiques ne me permettait pas d'estimer.

Arrivé en haut de l'escalier, j'ai enfourché mon vélo et j'ai perdu mon pistolet qui a glissé de ma ceinture. J'ai mis pied à terre pour ramasser mon arme, mais la voix de Boris qui m'a crié « Fous le camp bon sang » m'a ramené à la réalité de l'instant présent. J'ai pédalé à perdre haleine, me faufilant entre les passants qui couraient déjà vers l'endroit d'où les coups de feu étaient partis.