Выбрать главу

L’aubergiste tendit le cou et regarda. Puis il glissa la main dans sa poche et prit la pièce volée. « Comment je pouvais savoir ? », bafouilla-t-il, et il la lança en l’air, nerveusement, avant de la reprendre à la volée.

Mercurio ne dit rien.

L’homme regarda vers Benedetta. « Comment je pouvais savoir ? », répéta-t-il, sur le point de céder. Et il lança encore la pièce, plus haut, pour retarder le moment de s’en séparer.

À cet instant, un hurlement féroce retentit dans tout le vico de’ Funari.

« Voleurs ! Maudits voleurs ! »

L’aubergiste se retourna et vit un Juif qui désignait Benedetta et deux autres jeunes gens. Il comprit qu’on avait voulu l’arnaquer.

Mais la pièce était encore en l’air que Mercurio, vif comme un chat, s’en était déjà saisi. « Grand couillon », dit-il en éclatant de rire, avant de prendre ses jambes à son cou.

« Au voleur, au voleur ! », s’écria l’aubergiste lancé à sa poursuite.

Mercurio était plus rapide, mais il n’avait pas d’autre issue que de partir dans la direction du marchand, qui était toujours en train de s’en prendre à Benedetta, Zolfo et Ercole. Il se faufila dans l’espace qui restait entre le mur de la ruelle et leur groupe. Dans sa fuite, la paille qui avait servi de bedaine sous sa soutane tomba.

Shimon Baruch, sans comprendre, laissa passer Mercurio.

Mais en voyant ce curé semer du foin derrière lui, le marchand comprit et se lança aussitôt à sa poursuite. « Au voleur ! Au voleur ! »

Derrière lui courait aussi l’aubergiste : « Au voleur ! Au voleur ! »

Plus personne ne s’occupant d’eux, Benedetta s’éloigna dans la direction opposée, suivie de Zolfo et Ercole, qui avait pris un regard d’enfant effrayé. À peine avaient-ils passé le coin de la rue qu’après quelques pas Benedetta s’arrêta et regarda Zolfo. « Il faut l’aider. »

Mercurio courait le plus vite possible pour semer le marchand, mais la soutane le ralentissait. L’aubergiste, lui, avait très vite renoncé. Mercurio l’avait vu se plier en deux, le souffle court, dès les premières ruelles. Mais chaque fois qu’il se retournait, le marchand était plus près. Il obliqua vers San Paolo alla Regola. Là-bas commençait un dédale de ruelles où l’on perdrait sa trace. Mais le marchand regagnait du terrain. Derrière, Mercurio eut l’impression de voir Benedetta courant comme une furie, les jupes relevées. Il l’imita, releva sa soutane et accéléra sa course. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue, ses poumons brûlaient. S’il jetait le sac de pièces d’or, le marchand s’arrêterait pour le ramasser, et il serait sauvé. Mais il ne voulait pas s’en séparer. Il tourna vers San Salvador in Campo et vit qu’il avait de plus en plus de mal à courir. “Ne craque pas”, se dit-il. Il se faufila dans une succession de petites rues et se retourna pour vérifier. Le marchand n’allait pas tarder. Il tourna dans une ruelle remplie des détritus du marché aux légumes tout proche. Mais aussitôt entré, il comprit son erreur : une impasse. Il entendait le marchand approcher. Il s’aplatit entre deux colonnes de brique rouge, dans un renfoncement de mur, et retint son souffle.

Shimon Baruch arriva au croisement des ruelles. Malgré l’interdiction faite aux Juifs de porter des armes, il avait acheté une petite épée, à double tranchant et à longue poignée. Devant lui, trois autres ruelles, deux à droite et une à gauche, minuscule et sale.

« Sois maudit ! », s’écria-t-il en entrant dans l’impasse. Il resta immobile, écrasé par le désespoir de l’avoir perdu. « Maudit ! », cria-t-il encore. Il sortit de la ruelle. Aussitôt, il entendit un craquement : de la verdure piétinée. Il revint sur ses pas comme une furie.

Mercurio s’était jeté à terre derrière le tas de légumes, attirant l’attention du marchand.

« Voleur ! Te voilà ! s’exclama Shimon Baruch. Rends-moi mon argent !

— Votre Seigneurie…, dit Mercurio, levant les mains en signe de reddition, je l’ai pas… »

Shimon Baruch avait les yeux rouges, exorbités, les narines dilatées. Sa bouche ouverte bavait, il était essoufflé d’avoir couru. Sa main qui tenait l’arme tremblait. Il tenta une première attaque, en hurlant : « Rends-moi mon argent ! »

Derrière lui apparurent Benedetta, Zolfo et Ercole. Benedetta fit signe à Mercurio de se taire. Puis elle murmura quelque chose à l’oreille d’Ercole. Mercurio vit que le géant faisait non de la tête. Il avait les yeux emplis de terreur.

Shimon Baruch avança encore, ignorant ce qui se passait dans son dos. « Maudit chien, tu voulais me ruiner, hein ? Rends-moi mon argent ou je te tue ! » Il fit un pas, l’épée pointée sur la poitrine de Mercurio. Effrayé par sa propre folie, il ne savait s’il devait éventrer son voleur ou prendre ses jambes à son cou. Il tremblait de tout son être, et cependant continuait d’approcher, les yeux exorbités, la gorge sèche. Il poussa un long cri rauque pour se donner du courage.

Mercurio était terrorisé. Il ferma les yeux.

Benedetta poussa Ercole.

« Ercole aga peur ! », pleurnicha le géant.

Zolfo lui donna un coup de pied.

Le marchand se retourna d’un bond, son épée au bout du bras, à l’instant même où Ercole s’élançait les mains tendues pour le désarmer. Mais Ercole, parce qu’il avait peur, ou par maladresse, trébucha et tomba sur le marchand, lequel, dans sa frayeur, lui enfonça l’épée dans le ventre.

Mercurio entendit un gémissement étouffé. Il ouvrit les yeux et vit la pointe effilée, rouge de sang, ressortir du dos d’Ercole, percé de part en part.

Shimon Baruch recula pour retirer l’arme et fixa Ercole, qui mourait par sa main. « Je ne voulais pas… Je ne voulais pas… », bredouilla-t-il.

Le géant s’écroula au sol, lentement. « Ercole… aga… mal…

— Non ! hurla Zolfo.

— Je ne voulais pas », répéta Shimon Baruch. Puis il regarda Mercurio, redoublant de haine. « C’est ta faute, tout ça ! C’est ta faute ! », hurla-t-il en se jetant sur lui.

Cette fois, Mercurio ne ferma pas les yeux. Il réussit à attraper la main armée du marchand. En luttant, ses forces démultipliées par la terreur, il tenta de contenir la fougue du premier assaut. Il tomba à genoux, sans lâcher sa prise sur le poignet du marchand qui tenait l’épée. La lame ensanglantée arracha un éclat de mur au-dessus de sa tête.

« C’est ta faute ! C’est ta faute ! », hurlait le marchand.

Mercurio, toujours serrant son poignet, pivota sur lui-même en prenant appui sur la hanche du marchand. Il agissait sans réfléchir. Soudain, l’épaule de son adversaire cogna contre le mur et céda. Son coude se plia d’une manière étrange. Son poignet se retourna. Et le poids de Mercurio poussa le poignet vers le bas, involontairement.

La lame entra dans la gorge du marchand.

Mercurio entendit un bruit de cartilage, comme une blatte qu’on écrase ; il sentit le goût du sang qui lui éclaboussait la bouche. Il se releva, terrorisé. Ses yeux se reflétèrent dans ceux de Shimon Baruch, qui s’éteignaient peu à peu. Il resta là à le fixer, immobile, l’arme à la main. Il lâcha l’épée qui tomba, avec une vibration de métal.

« Non… », dit doucement Benedetta.

Alors Mercurio, tout à coup, comme sortant de sa léthargie, détacha de sa ceinture le sac de toile avec les pièces qu’il avait volées. « C’est ça que tu voulais ? hurla-t-il, comme devenu fou. C’est ça, hein ? » Et il le lança sur le marchand qui râlait à terre, les mains serrées contre sa gorge. « Prends-les, tes pièces ! Elles sont à toi ! Prends-les, maintenant !