— Viens, Mercurio, on s’en va », lui dit Benedetta en lui touchant le bras.
Mercurio se retourna sans la voir, puis la reconnut peu à peu. Il regarda Ercole : une tache de sang s’élargissait sur sa casaque, à hauteur de l’estomac. Il l’aida à se remettre debout.
« Tiens-le de l’autre côté », dit-il à Zolfo.
Zolfo pleurait.
« Tiens-le ! », ordonna Mercurio. Il regarda Benedetta. « Partons. »
Ils partirent, laissant le marchand derrière eux et disparurent dans le dédale des ruelles de Rome.
Quand les gardes arrivèrent, une vieille femme se mit à sa fenêtre et dit : « C’est un curé qui l’a tué ».
Un garde se pencha sur Shimon Baruch. « Il est pas mort », fit-il.
« C’est un curé qui l’a tué », répétait la vieille.
6
La tenancière tourna vivement la tête, plantant son regard vif dans les yeux de Giuditta. Sur son visage se lisait presque de la peur : celle des pauvres gens sur qui tombe soudain une chance inespérée.
« Comment tu dis ? demanda-t-elle dans un filet de voix.
— Mon… mon père… est », bredouilla Giuditta.
La femme se tourna lentement vers Isacco.
« Brave femme… », commença celui-ci, hochant à peine la tête et cherchant les mots pour se sortir de cette situation.
Mais la tenancière l’interrompit, et laissa échapper un torrent de paroles. « Vous êtes docteur ? Vous paierez pas la chambre, je vous cuisinerai ce que vous voulez mais, je vous en prie, sauvez ma petite fille ! dit-elle avec emphase. Sauvez-la, docteur. »
Isacco lança un regard désapprobateur à sa fille. Il se sentait le dos au mur. « Je ferai ce que je peux, brave femme, dit-il d’un ton incertain. Montrez-la-moi. »
La tenancière courut vers l’escalier.
Isacco lança un regard aux deux ivrognes à la table à côté. « Viens avec moi », dit-il à Giuditta.
« Mon mari est mort l’an passé de malaria, raconta la femme tandis qu’ils parcouraient le bref couloir étroit en haut de l’escalier. Je n’ai plus qu’elle », et elle ouvrit une porte.
« Attends ici », ordonna Isacco à Giuditta, avant d’entrer dans une pièce au plafond si bas qu’il dut se courber. Il ôta son bonnet jaune et le passa à sa ceinture. Dans un coin, sur un tabouret, une vieille femme habillée de noir filait, à moitié dans l’obscurité, avec cet air qu’ont souvent les vieilles personnes qui font semblant de ne pas voir la mort à l’œuvre. Isacco supposa que c’était la mère de la tenancière, ou celle du mari mort. Et près du lit où gisait la petite fille malade qui gémissait et s’agitait, un moine était agenouillé, tournant le dos. Vêtu d’une robe de bure râpeuse qui avait dû être noire, une corde autour des hanches, il avait les pieds nus et sales. Isacco éprouva une sensation de malaise. Il n’avait jamais aimé les curés. Avant de s’approcher du lit, il se tourna vers la porte et regarda Giuditta dans la pénombre. Il se rendit compte, avec surprise, qu’il n’était pas en colère contre elle. Au contraire.
Le moine avait le front posé contre la paillasse. Il ne leva pas la tête à l’entrée du nouvel arrivant et continua à marmonner ses prières.
Isacco posa la main sur le front de la petite fille, qui devait avoir une dizaine d’années. Elle était brûlante. Il souleva les couvertures. La petite était recroquevillée sur le côté. Il se demanda ce que son père aurait fait. Alors il essaya de la tourner et de lui étendre les jambes. Elle hurla aussitôt de douleur, portant ses mains à son abdomen.
Le moine leva les yeux. Il n’avait pas plus d’une trentaine d’années mais son visage semblait momifié, tant sa peau collait à son crâne. Ses joues creuses étaient sillonnées de rides profondes qui ressemblaient à des cicatrices. Il avait l’aspect d’un homme qui jeûne depuis de nombreuses semaines. Ses petits yeux d’un bleu intense étaient comme possédés, injectés de sang ; ils se posèrent d’emblée sur le bonnet jaune qui pendait à la ceinture d’Isacco. D’un bond, il fut debout et pointa vers lui le crucifix qui pendait à son cou.
« Satan ! rugit-il. Que fais-tu ici ? »
Isacco cessa de palper l’abdomen de la petite fille.
« C’est un médecin, mon frère, dit la tenancière. Il est là pour ma fille. »
Le religieux se tourna vers elle, la toisant avec sévérité, comme si elle faisait injure au nom du Seigneur. « C’est un Juif, dit-il d’une voix grave.
— C’est un médecin », répéta la tenancière.
Le moine leva les yeux au ciel. « Père, pourquoi envoies-tu le serpent chez Ève affaiblie ? » Il pointa ses yeux de possédé sur Isacco. « Envoie-le plutôt à moi, que je puisse l’écraser sous mon talon. »
« Qu’est-ce qu’elle a ma petite fille, docteur ? », demanda la tenancière à Isacco, avec une inquiétude dans la voix, comme si elle comprenait que bientôt plus personne ne pourrait plus rien pour elle.
Isacco avait vu son père aux prises avec cette inflammation qui frappait plus souvent les enfants. « Il faut inciser et attacher… », commença-t-il, en fixant le religieux.
« Tais-toi, impie ! hurla le frère, qui se tourna de nouveau vers la mère de la malade. As-tu perdu tout sens commun, femme ? Comment peux-tu laisser toucher ta fille, consacrée en Christ, par les mains répugnantes d’un Juif ? Après le contact avec ce chancre, sa maladie empirera, femme ignorante. Ne comprends-tu pas qu’il lui prendra son âme et la vendra à son maître Satan, femme stupide ? Si Notre Seigneur a décidé de sauver ton enfant, Il la sauvera par mes prières, et s’Il a décidé au contraire de la rappeler à Lui, c’est pour la placer au milieu d’un chœur d’anges, femme ingrate. Mais si elle mourait par la main de l’hébreu impie, elle irait griller en enfer avec les porcs comme lui. » Le frère se tut, le crucifix tendu vers Isacco, et s’avança vers lui. « Vade retro, Satanas. Ôte tes pattes de cette malade. Vade retro, Satanas. Tu n’auras pas l’âme de cette innocente créature.
— Il faut inciser », répéta Isacco en reculant. Il regardait la tenancière : c’était à elle de décider.
« Sortez, dit alors la femme, à contrecœur.
— Et tu ne logeras pas l’impie, ainsi est-il écrit dans les textes sacrés, déclama le prédicateur avec emphase, afin que ses péchés ne souillent point ta maison. »
Dès qu’ils furent seuls dans l’obscurité du couloir, la femme, la tête basse, dit à Isacco : « Allez tout de suite dans la chambre avec votre fille. Il ne sera pas dit que je chasse de chez moi un chrétien, même s’il est juif.
— Il faut inciser », insista Isacco.
La tenancière secoua la tête avec force, comme si elle voulait chasser de ses oreilles les paroles d’Isacco. « Ne vous montrez pas aux alentours. » Puis elle lui donna une chandelle de suif et un briquet.
Isacco et Giuditta s’enfermèrent dans la chambre.
« Tout est ma faute », dit Giuditta.
Isacco ne répondit pas, ne lui fit pas une caresse, ne la regarda pas. Il s’étendit sur la paillasse, en silence.
À l’aube, la petite fille était morte.
Isacco le sut aux cris désespérés de la mère qui retentissaient dans toute l’auberge. Au même moment, les cloches annoncèrent les laudes. Les sons poussifs se répercutaient dans le brouillard dense. À l’arrière-plan, la voix du frère débitait une prière en latin.
« Lève-toi, vite, dit Isacco à sa fille. Il faut partir. »
Ils ouvrirent la porte de la chambre, descendirent l’escalier sans bruit et se dirigèrent vers la sortie.