Quand ils furent dans la cour, délimitée par des pieux cloués et une clôture de joncs marquant surtout un périmètre pour les poules qui grattaient le sol, la tenancière vint à la petite fenêtre de la chambre du haut pour l’ouvrir et laisser ainsi s’échapper l’âme de son enfant. Voyant qu’ils s’esquivaient en douce, ivre de sa propre douleur, à peine consciente de ce qu’elle disait, épuisée par une nuit passée à prier aux côtés du frère, elle hurla : « Maudits Juifs ! Vous avez amené le malheur dans ma maison ! Que Dieu vous maudisse !
— Ne te retourne pas et marche », ordonna Isacco à Giuditta, alors qu’ils croisaient des paysans venus des fermes voisines apporter le réconfort de leurs prières.
« Que Dieu vous maudisse ! », cria encore la tenancière, qui avait perdu la raison.
Un paysan aux mains larges comme des bêches les regardait sans un mot, en crachant par terre.
À la tenancière vint s’ajouter le moine qui, le crucifix à la main, se pencha tellement par la fenêtre de la chambre qu’on aurait cru qu’il allait tomber. De son ton de prédicateur, il tonna : « Suppôts de Satan ! Suppôts de Satan ! »
Isacco vit que Giuditta regardait derrière eux. « Ne te retourne pas, ordonna-t-il à nouveau, d’une voix basse et ferme. Et ne marche pas trop vite. »
« Juifs, suppôts de Satan », répéta une vieille qui faisait partie du petit cortège de paysans. Et d’autres l’imitèrent, criant des insultes.
Puis une pierre toucha Isacco à la nuque. Ses jambes, un court instant, le lâchèrent. Mais il redressa son bonnet jaune sur sa tête et continua, sans se mettre à courir. C’était ce qu’il fallait faire en présence d’un ours ou d’un chien de berger, et aussi ce que lui dictait son expérience d’escroc. Du coin de l’œil, il regarda sa fille, raide, obéissante, le visage sillonné de larmes.
« Allez-vous-en, maudits ! », résonna une dernière fois la voix de la tenancière, avant que le père et la fille ne tournent pour s’engager sur la grand-route.
Ils avaient fait à peu près un quart de lieue d’un pas soutenu, dans un silence total, sans se regarder, quand Isacco, à proximité d’un petit bois, dit : « Suis-moi ». Il coupa à travers champs et s’aventura dans les broussailles. Arrivé au tronc d’un grand arbre abattu par la foudre, il s’y assit et fit signe à Giuditta d’en faire autant. Il prit dans sa besace la miche de pain de la veille et la partagea.
« Mange. C’est tout ce qu’il y a. »
Giuditta sortit de son propre sac trois biscuits durs aux raisins et aux amandes, faits de farine de seigle. « Il y a ça aussi. »
Son père la serra dans ses bras. « Je n’aurais jamais cru que de vieux biscuits puissent me rendre aussi heureux. »
Ils venaient de terminer leur frugale collation quand ils entendirent des voix sur la route.
« Enlève ton bonnet, dit Isacco.
— Mais la loi…, tenta de répliquer Giuditta.
— Enlève ce maudit bonnet ! », siffla Isacco.
Puis il se leva et alla s’installer en un point d’où l’on pouvait contrôler la route sans être vu. Il s’agenouilla derrière un buisson. Giuditta le rejoignit. Ils virent le moine marcher à la tête d’une petite troupe de paysans, des faux et des fourches sur l’épaule.
« Ce sont des hérétiques qui ne reconnaissent pas que notre Seigneur Jésus-Christ est l’Agneau de Dieu ! hurlait le prédicateur de sa voix de stentor.
— Amen, répondaient en chœur les paysans.
— Ce sont des impies qui se gaussent de l’Annonciation et de l’Immaculée Conception !
— Amen !
— Ils ne sont pas dignes de vivre auprès de Notre Père !
— Amen ! »
Un paysan, s’écartant du groupe, s’écria : « Et ils enlèvent nos nouveau-nés pour boire leur sang ! »
Alors, tous, en un chœur désordonné, crièrent : « À mort les Juifs ! »
Giuditta, effrayée, se serra encore plus contre son père. « Pourquoi ? », demanda-t-elle dans un filet de voix, au milieu des larmes.
Isacco, sévère, la fixa de son œil de bélier.
« Même si je t’appelle mon enfant, tu n’es plus une enfant, lui dit-il d’un ton dur. Arrête de pleurnicher. »
Giuditta s’écarta de lui. Elle pensa qu’il la détestait. Mais elle avait cessé de pleurer. Et elle avait moins peur.
Alors Isacco se rapprocha d’elle et lui dit : « Maintenant je vais t’apprendre ce que fait le renard, quand le chasseur a lâché les chiens ».
7
« Tournons ici », dit Mercurio à bout de souffle, soutenant Ercole, de plus en plus lourd à mesure qu’il perdait son sang. Ils s’engagèrent dans la via dell’Orto di Napoli.
Mercurio se retourna et regarda derrière eux, inquiet.
« Sois tranquille, personne nous suit, dit Benedetta.
— Tranquille ? lâcha Mercurio. J’ai tué un homme ! Je l’ai volé et je l’ai tué. S’ils m’attrapent, je suis condamné à mort. »
Il voulut repartir et trébucha.
« Je reste en arrière pour surveiller », proposa Benedetta.
Mercurio acquiesça. « Et toi, arrête de pleurnicher, ça sert à rien, dit-il à Zolfo. Appuie fort. »
Zolfo renifla et pressa le bout de chiffon sur la blessure d’Ercole, qui gémit. « Excuse-moi… dit-il, tout effrayé.
— Appuie plus fort ! », supplia Mercurio. Quand ils virent des gardes au fond de la via del Cavalletto, ils se cachèrent dans le vicolo di Margutta, une petite rue aux senteurs de crottin sur laquelle donnaient les écuries des palais. Mercurio n’en pouvait plus. Il jeta un coup d’œil sur la via del Cavalletto. Les cloches de Santa Maria del Popolo entonnèrent les vêpres.
« La charrette de Scavamorto va bientôt passer. On y déposera Ercole. »
Benedetta le regarda, soucieuse.
« T’as une meilleure idée ? », lui demanda-t-il.
Elle secoua la tête, avec ce regard apeuré que Scavamorto suscitait chez tous les gamins qui travaillaient pour lui.
Quand ils virent arriver la charrette, Mercurio se fit reconnaître du garçon qui la conduisait. Derrière, une petite procession de malheureux le fixa d’un œil éteint, aveuglés qu’ils étaient par leur propre douleur. La ville, autour d’eux, continuait sa vie intense et chacun détournait les yeux de la charrette des réprouvés : les mendiants, les prostituées, les Juifs, les comédiens, tous ceux qui ne pouvaient pas être enterrés en terre consacrée.
« Aide-moi à le monter », dit Mercurio.
Ils installèrent Ercole sur la plate-forme.
« Bénissez ma fille, mon père », dit soudain une jeune femme aux yeux gonflés de pleurs, qui baisa la main de Mercurio et lui montra une créature minuscule, coincée entre deux cadavres de vieillards si ridés qu’ils semblaient embaumés.
Mercurio traça rapidement un signe de croix dans les airs. Puis il ordonna à Zolfo de monter dans la charrette et de continuer d’appuyer sur la blessure d’Ercole. « Combien de fois faut-il te le répéter ? », pesta-t-il.
Tandis qu’ils marchaient derrière la charrette au milieu de la voie encombrée, Benedetta vint près de Mercurio. « Merci », dit-elle doucement.
Mercurio ne répondit pas. C’était plutôt lui qui aurait dû la remercier, mais il n’en était pas capable.
« Tiens », dit Benedetta en lui tendant le petit sac de toile contenant les pièces qu’il avait lancé contre le marchand. Il le prit sans rien dire.
Benedetta ne dit rien non plus.
Ils arrivèrent bientôt sous la grande Porta del Popolo, prise dans les murailles de la cité, contre lesquelles des générations de Romains avaient pissé. Ils suivirent ensuite la via Flaminia, tournèrent à gauche vers le fleuve et atteignirent une zone de terrain en contrebas : devant eux s’ouvraient les fosses communes.