L’odeur de pourriture dégagée par les corps en décomposition y était insupportable. Les “gamins des morts”, comme on les appelait en ville, attendaient la charrette. Aussitôt ils s’activèrent, et chacun fut à son poste de travail. Soudain, les plus anciens reconnurent Mercurio en la personne de ce jeune prêtre. Ils s’arrêtèrent, et le regardèrent dans un silence admiratif. C’était une célébrité parmi les gamins des fosses communes, tous des orphelins achetés par les curés pour quelques sous. Comme Benedetta et Zolfo, ils avaient tous entendu parler de Pietro Mercurio, des orphelins de San Michele Arcangelo. Le seul capable de tenir tête à Scavamorto, et l’un des rares à être partis.
Mercurio salua les anciens. « On amène Ercole », dit-il ensuite.
Les garçons se hissèrent rapidement sur la charrette et descendirent le géant, de plus en plus pâle. Ils le placèrent sur une civière rudimentaire faite de deux perches de bois et d’une toile tachée.
« À la baraque, ordonna Mercurio.
— Qu’est-ce que vous faites ? Déchargez, tas de fainéants ! », tonna une voix de baryton.
Les garçons qui aidaient Mercurio courbèrent l’échine.
« Il est blessé, Scavamorto », dit Mercurio, sans se montrer impressionné par cet homme grand et mince, vêtu de manière voyante d’une casaque violette, une grande écharpe orange enroulée autour de la taille, d’où dépassait un coutelas recourbé à la turque.
En voyant Mercurio, Scavamorto releva le menton et eut un sourire encore plus féroce. « Tiens donc… », dit-il avant d’éclater d’un rire théâtral. « Père Mercurio, quel plaisir inespéré me donne votre visite. » Il s’approcha sans le quitter des yeux. Il le dépassait d’une bonne toise. « Ah, l’imbécile… », dit-il en se penchant sur Ercole pour examiner la plaie. « Il est foutu. Jetez-le directement dans la fosse », ajouta-t-il pour les gamins.
Zolfo éclata en sanglots.
« Aide-nous, dit Mercurio. Soigne-le.
— T’as pas compris ? Il est foutu, répéta Scavamorto avec un demi-sourire, comme s’il en tirait un plaisir subtil.
— Je peux te payer », dit Mercurio en soutenant son regard.
Le visage maigre de Scavamorto devint sérieux. « Mon gars, t’as fini par croire aux légendes qui courent sur toi », lui souffla-t-il à la figure. « On n’achète pas Scavamorto, morpion, siffla-t-il en sortant son coutelas. Si je voulais ton argent, je le prendrais.
— Je t’en supplie », dit Benedetta.
Scavamorto la regarda. « Le curé, c’est lui. Tes prières, adresse-les à lui », et il rit de sa plaisanterie.
« Je t’en supplie », répéta Mercurio.
Scavamorto ferma à demi les yeux, les narines dilatées, comme s’il respirait un parfum exquis. Il promena alentour un regard sans pitié, mais ne semblait voir aucun des gamins. Il revint examiner Ercole, qui avait cessé de s’agiter. Il cogna deux doigts sur son front bas. « Toc, toc, y a quelqu’un ? » Il rit quand le géant poussa un faible soupir. Puis il répéta : « Il est foutu. Jetez-le dans la fosse.
— Non ! cria Zolfo, en se jetant sur le corps d’Ercole.
— Aide-nous », dit encore Benedetta à Scavamorto. Scavamorto regarda Mercurio.
« Aide-nous… je t’en supplie, fit Mercurio sans aucune expression de défi dans les yeux.
— Portez-le à la baraque », fit Scavamorto.
Les gamins des morts soulevèrent la civière et se dirigèrent vers une grande construction de bois et de pierre, bâtie sans plan, et agrandie en fonction des besoins.
Benedetta et Zolfo suivirent la civière.
Scavamorto secouait la tête. « Ça servira à rien », dit-il à Mercurio.
Celui-ci ne répondit rien.
« Va me chercher un pot de purée d’achillée et d’equisetum, et de la décoction de renouée, lui dit Scavamorto. Tu te rappelles où je range mes médecines ?
— Je me rappelle tout de cet endroit », répondit Mercurio. Il se précipita vers une baraque plus petite au conduit de cheminée tordu. Scavamorto entra dans celle vers laquelle les gamins s’étaient dirigés. Il fit couper la chemise d’Ercole pour mettre la blessure à nu, et la regarda sans rien dire.
Zolfo, serré contre Benedetta, retenait son souffle.
« Va travailler, nabot, si tu veux manger et dormir ce soir », lui dit Scavamorto avec dureté.
Zolfo ouvrit la bouche pour répliquer, les yeux gonflés par des pleurs de rage, mais Scavamorto lui envoya une gifle. « Il y a une charrette à vider. Va travailler ! »
Benedetta attira Zolfo contre elle et lui murmura : « Vas-y ».
Scavamorto enfila son index profondément à l’intérieur de la blessure d’Ercole, qui se mit à gémir. Puis il renifla son doigt, et secoua la tête.
Zolfo sortit de la baraque en pleurant.
« Va travailler toi aussi », fit Scavamorto à Benedetta.
Benedetta baissa la tête et sortit. À Mercurio qui revenait, elle dit : « Je le déteste ».
Mercurio ne répondit pas et remit à Scavamorto les ingrédients demandés.
« Tu connais l’extrême-onction, curé ? », dit ce dernier en riant. Il fit boire à Ercole une gorgée de décoction de renouée. Puis il prit sur le bout du doigt un peu de purée d’achillée et equisetum, et l’étala à l’intérieur de la blessure. De nouveau, Ercole gémit. Mais plus doucement. Scavamorto pointa son index encore trempé de sang et d’onguent en direction de Mercurio. « C’est du gaspillage. Je sais même pas pourquoi je le fais. » Il regarda le géant. « Tu tiendras pas jusqu’à demain matin, tu le sais ça, imbécile ? »
Ercole avait un sourire idiot.
« Heureux les simples d’esprit, le royaume des cieux leur appartient, dit Scavamorto. Mettez un linge sur la blessure, pour éloigner les mouches. Et partagez-vous ses vêtements. Demain il sera dans la fosse. » Il se releva et partit.
Mercurio frémissait de rage. « Donnez-lui une couverture. Et celui qui essaie de lui enlever ses vêtements avant qu’il soit mort, c’est à moi qu’il en rendra compte », dit-il d’une voix sombre. Il sortit et chercha Zolfo. Il s’approcha de la charrette que quatre garçons déchargeaient. Les cadavres avaient été déshabillés par les filles, chargées de récupérer les vêtements à revendre ou qui pourraient servir aux orphelins. Alors les garçons attrapaient un corps, deux par les bras et deux par les jambes, le balançaient dans les airs comme s’ils jouaient, puis le lançaient dans le vide. Les corps atterrissaient avec un bruit sourd dans la fosse.
Mercurio se pencha. Au fond du trou, il vit Zolfo. Il descendit et lui prit la pelle des mains. « Va auprès d’Ercole », lui dit-il. Zolfo fondit en larmes, mais Mercurio ne le consola pas. Le petit garçon remonta l’escarpement et disparut. Mercurio, avec l’habileté de celui qui connaît son affaire, mêla la chaux vive à la terre. Il travailla jusqu’à la nuit sans s’arrêter, avec une énergie qui lui évitait de penser. Dans la baraque, il mangea une écuelle de soupe de chou noir, aqueuse, où flottaient des lambeaux d’oignon.
Benedetta et Zolfo se tenaient auprès d’Ercole, qui délirait.
Mercurio ressortit. Il marcha lentement dans le champ des fosses communes, regardant à l’intérieur de chacune, sous une lune descendante voilée de fins nuages.
« Toujours ton vieux vice, gamin ? », dit une voix dans son dos.
Mercurio se retourna vers la silhouette dégingandée de Scavamorto. « Quel vice ?