« Mon nom est Isacco da Negroponte, médecin, connaissant les humeurs internes, et dentiste, dit-il fièrement.
— Tu es tailleur ? lâcha le capitaine Lanzafame.
— Tailleur ? demanda Isacco, perplexe.
— Tu coupes et tu couds ? Tu es chirurgien ? insista le capitaine.
— … Oui, je suis aussi tailleur », répondit-il, et il eut l’impression que le capitaine le regardait avec plus de respect qu’il n’en aurait eu pour un médecin ou pour un noble.
« As-tu tes instruments, docteur ? lui demanda-t-il, en le traitant immédiatement comme un subalterne à ses ordres.
— Non…, hésita Isacco.
— Alors tu te serviras de ceux de Candia, le dentiste de la troupe. Il est mort de la fièvre il y a deux jours… J’espère que ses instruments ne te porteront pas malheur. »
Isacco se tourna vers sa fille.
« Il ne lui arrivera rien, dit le militaire.
— Avec tous ces soldats ? demanda Isacco, préoccupé.
— Ce sont mes soldats. Et je suis leur capitaine. »
Isacco l’observa. Personne ne sait mieux qu’un escroc lire dans le cœur des hommes. Une qualité indispensable, dans un métier aussi incertain et totalement privé de règles. L’expression du capitaine Lanzafame, quoique dure et fière, reflétait un cœur sincère.
« Je vous crois, dit Isacco.
— Elle est sous ma protection, dit alors le capitaine. Maintenant, va faire ton devoir. Sur les chariots, il y a des garçons qui aimeraient bien revoir leur famille. » Il mit ses mains en porte-voix et hurla : « Donnola ! »
L’instant d’après apparut un petit homme, avec une tête plus petite encore et deux yeux minuscules, qui ressemblait, sinon à une belette[2], du moins à un drôle d’animal, pointu et chauve. Il n’avait qu’une vague ombre roussâtre au-dessus de la lèvre supérieure et sur le bout du menton. La peau autour de ses yeux plissait comme un fruit sec, tandis que celle de ses joues glabres était lisse, grasse et luisante. L’ensemble ressemblait à un vieux bébé.
« Voici le docteur Negroponte. Donne-lui la trousse et les instruments de Candia, ordonna le capitaine. Et oblige-le à cracher dessus, en face de tes hommes, pour enlever la malédiction de cette fièvre qui l’a tué. S’il refuse, fouette-le, prends-le à coups de pied au cul, débrouille-toi. Mais une fois qu’il aura craché, tu seras sous ses ordres. Ne les discute pas. » Il se tourna vers Isacco. « Nous allons bivouaquer ici. Je veux que tu commences tout de suite. Tu n’as qu’à suivre Donnola. »
Isacco s’approcha de sa fille « Merci, lui dit-il.
— Père… », commença à dire Giuditta.
Mais Isacco la fit taire en la prenant dans ses bras. Puis il lui murmura à l’oreille : « Perds l’habitude de relever tes jupes quand tu descends d’un bateau ou quand tu montes dans un chariot ».
Isacco suivit Donnola vers le premier chariot, d’où arrivait une forte odeur de pourriture. “Gangrène”, pensa Isacco.
« J’ai faim ! », hurla à ce moment-là le capitaine.
En montant sur le chariot, bâché d’une toile déchirée en plusieurs endroits, Isacco entendit le militaire ordonner à un soldat : « Et la fille aussi doit avoir faim. Pas de porc. Allez, allumez les feux ! »
Plongeant au milieu des corps humains entassés, Isacco pensa qu’il devait jouer son rôle jusqu’au bout. Il s’assit à côté du premier blessé — un garçon qui n’avait pas vingt ans, les yeux dilatés par la peur —, toucha sa jambe réduite en bouillie par les sabots d’un lourd cheval de guerre et remarqua les esquilles d’os ; les bords de la blessure jaunissaient déjà. Il savait comment agir. Son père avait été un bon maître. “Merci, foutu salaud”, pensa-t-il.
« Crache sur les instruments, ça enlève la malédiction », dit Donnola en ouvrant sous son nez une trousse en cuir tanné, grande comme une valise et bourrée à craquer d’instruments chirurgicaux.
Isacco cracha sans hésiter puis, à haute voix, de façon que tous les blessés du chariot entendent, déclara : « La malédiction de la fièvre de Candia s’en est allée ».
Donnola était stupéfait. « Les docteurs, ils rechignent toujours quand on leur demande ce genre de chose… fit-il à mi-voix, soupçonneux. Ils disent que ça va contre la science.
— Donc je ne suis pas un docteur ? », lui demanda Isacco en le fixant droit dans les yeux, avec cette assurance qu’une vie entière de faussaire lui avait appris à afficher.
L’autre resta à le regarder, sans rien dire.
« Fais-lui boire quelque chose de fort, de l’eau-de-vie plutôt que du vin, attache-le serré et donne-moi une scie droite et une scie courbe. Et fais chauffer un fer plat, dit Isacco. Naturellement, quand tu auras décidé que je suis un vrai docteur… »
Donnola se secoua, se pencha sur la trousse et attrapa deux instruments. « Scie droite et scie courbe… À votre service, monsieur le docteur. »
Isacco empoigna les instruments. Il pria intérieurement. “H’ava, si c’est ce que tu as voulu pour moi, guide ma main.”
Tandis que le capitaine offrait à Giuditta du pain et de la viande de veau salée, le hurlement du jeune homme s’entendit dans tout le camp et fit courir des frissons.
Les chants s’interrompirent un instant. Puis ils reprirent, plus fort.
Isacco, au moment de mordre avec les dents de la scie dans la jambe du jeune homme, se sentit submergé par une violente émotion. Les larmes lui montèrent aux yeux et sa gorge se serra.
“Sois près de moi, mon amour, supplia-t-il encore. Fais que j’en tue le moins possible.”
9
Isacco passa la première moitié de la journée dans le chariot, puis se transporta dans le deuxième. Les heures passées à se pencher sur les blessés couraient, identiques et toutes terribles, rythmées çà et là dans la campagne par les coups plaintifs des cloches qui annonçaient les prières chrétiennes. Quand le soleil se coucha, Isacco, sans discontinuer, avait scié des os, cautérisé des amputations et des hémorragies, réduit des fractures, recousu des déchirures, extrait des pointes d’arbalète, étalé des emplâtres sur des blessures. Et il avait achevé son travail dans le second chariot.
Il descendit l’échelle de bois branlante, suivi par Donnola portant la trousse, et aussitôt dehors il se cambra pour se masser le dos, les yeux tourné vers le soleil pâle voilé par la brume. Ses vêtements étaient trempés de sang.
Donnola apporta deux tasses de bouillon chaud, deux saucisses et deux morceaux de pain dur. Isacco prit le bouillon et le pain.
« Ah, c’est vrai, votre religion vous interdit de manger du porc, dit Donnola. Vous ne savez pas ce que vous perdez », ajouta-t-il en mordant dans la première saucisse.
Isacco acquiesça distraitement, habitué à ce genre de commentaire, et trempa son pain dans le bouillon pour le ramollir. Ils restèrent là debout, dans le froid, mangeant en silence.
Puis Isacco respira à fond, deux fois, trois fois. « On n’y pense jamais, mais l’air, ça sent bon », dit-il. Il se remplit encore une fois les poumons, pour en faire provision avant de retrouver la puanteur des chariots. « Je dois faire mes besoins », ajouta-t-il, et il regarda son assistant.