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Donnola lui rendit son regard sans expression particulière. Puis, voyant que le docteur continuait à le fixer, il dit : « Faites.

— Il n’y a pas de latrines ? » demanda alors Isacco, confus.

Donnola haussa les épaules. « Le monde entier est une latrine », et il rit. Comme Isacco ne bougeait pas et continuait de le regarder d’un œil indécis, il ajouta : « Vous êtes timide, docteur ? »

Isacco se reprit et regarda autour de lui. Avisant un buisson non loin du camp, il se dirigea vers lui.

Donnola riait de sa pudibonderie. « Même les meilleurs d’entre nous chient, docteur. Il n’y a pas de quoi avoir honte », lui cria-t-il.

Isacco ne se retourna pas pour lui répondre. Il atteignit le buisson, l’inspecta, vérifia qu’il n’y avait personne et qu’on ne le voyait plus. Quand il fut certain d’être bien caché, il déboutonna sa houppelande verte, baissa ses chausses et son caleçon de laine, et s’accroupit. Son visage, en même temps que l’effort, exprima de la douleur. Isacco serra les dents. Il ferma les yeux et poussa un léger gémissement, puis un soupir de soulagement. Alors, sans se lever, il glissa ses mains sous lui et fouilla sur le sol. Il saisit un petit paquet enveloppé qu’il nettoya sur l’herbe. Il dénoua le lacet qui le fermait. C’était un boyau de mouton, à l’intérieur duquel se trouvaient cinq pierres précieuses qui brillèrent à la lumière du couchant quand Isacco les versa dans la paume de sa main. Deux grosses émeraudes, deux gros rubis et un diamant, plus petit que les autres pierres, mais plus précieux encore.

À ce moment-là, il entendit un léger bruit. Il tressaillit, et cacha les pierres dans son poing fermé, le regard inquiet.

« Qui va là ? », dit-il. Il tendit encore l’oreille. « Allez-vous-en, je suis en train de chier. »

Pas d’autre bruit. “Un animal”, pensa Isacco, et il se détendit. Il se nettoya avec de grandes feuilles rêches, remit les pierres dans le boyau, noua solidement le cordon et, pour finir, avec un certain effort, renfila le précieux paquet là où personne ne le trouverait.

« Vous sous sentez mieux ? », demanda Donnola quand il le vit revenir.

Isacco ne répondit pas, monta dans le troisième chariot, cracha sur les instruments, annonça que la fièvre qui avait tué le précédent chirurgien était conjurée et se consacra aux blessés.

Quand la nuit fut tombée, le capitaine Lanzafame monta dans le chariot. Il éclaira avec une lanterne le visage d’Isacco, épuisé de fatigue. « Va te coucher, ordonna-t-il. Je ne peux pas empêcher que la guerre tue mes hommes, mais je peux empêcher un tailleur à moitié endormi de le faire. »

Le docteur, comme en rêve, termina le bandage d’un soldat.

Le capitaine Lanzafame l’attendait dehors. Il lui indiqua le chariot à vivres. « Ta fille est là. Il y a une couverture et un réchaud à charbon. »

Isacco marchait comme un fantôme.

Quand ils furent près du chariot, le capitaine ajouta : « Les hommes disent que tu es un boucher ».

Isacco baissa la tête.

Il avait scié quatre jambes au genou, une presque jusqu’à la hanche — et le soldat n’avait pas survécu à l’hémorragie —, deux bras à la hauteur du coude, une main et une douzaine de doigts. Il avait utilisé les trois rouleaux de fil pour suturer les blessures puis, quand il n’en eut plus, il avait fait découdre un vêtement par Donnola. À la fin, il y avait eu trois morts. Et deux étaient dans une situation critique.

« Ils disent que tu es un boucher, répéta le capitaine Lanzafame, en regardant dans l’obscurité de la nuit. Mais dans quelques jours, quand ils embrasseront de nouveau leur famille, ils se rendront compte que tu leur as sauvé la peau, ajouta-t-il avec une grimace de satisfaction. Va dormir. Tu l’as mérité. »

Isacco le regarda avec reconnaissance. Il ne dit rien. Se contenta d’acquiescer. Puis, d’un pas lourd, il monta les trois marches qui permettaient d’accéder au chariot à vivres. Seule une petite lampe à huile brûlait. Giuditta se réveilla en sursaut. En le voyant, elle cria et se rencogna entre deux caisses.

« C’est moi, dit Isacco.

— Tu ressemblais à un soldat », fit Giuditta, qui, la frayeur passée, éprouvait du respect pour cet homme couvert de sang, comme un héros. « Je t’ai mis de la viande de côté, même si elle n’est pas pure. Couche-toi, tu dois être fatigué. »

Isacco s’écroula presque sur la paillasse, et sentit la tiédeur de la couverture et du réchaud. Giuditta lui donna le morceau de bœuf sec. Il porta la viande à sa bouche et commença à mâcher mais s’endormit à l’instant même. Giuditta lui sortit le morceau de la bouche et lui baisa délicatement le front.

Isacco se réveilla à l’aube. « Je dois y aller », dit-il à sa fille. Il se leva et sortit la tête du chariot. Donnola était déjà là, au pied de l’échelle, enveloppé dans une couverture de cheval, la tête sur la trousse à instruments. Il bondit sur ses pieds, prit deux quarts de vin, deux morceaux de pain, une saucisse de porc et un morceau de bœuf, et ils mangèrent.

Puis ils grimpèrent sur le troisième chariot pour finir le travail laissé en suspens. L’un des blessés, pendant ces quelques heures, était mort d’une hémorragie.

« J’aurais pu le sauver », murmura Isacco.

Donnola couvrit le visage du mort et donna l’ordre à deux soldats de porter le cadavre sur le chariot des morts. « Les Vénitiens, on les ramène à leur famille pour leur donner une sépulture chrétienne, expliqua-t-il.

— Amen », dit tout doucement un soldat dans un coin.

L’état des blessés de ce chariot était moins grave. Isacco n’eut besoin de la scie que pour le soldat qui avait dit « Amen ». Et celui-là survécut.

La neuvième heure avait déjà sonné quand Isacco et Donnola eurent terminé le troisième chariot. Fatigués et intoxiqués par l’odeur du sang et des incontinences des blessés, ils sortirent à l’air libre. Tout était dans la pénombre, une autre journée avait passé. Le soleil proche du crépuscule n’arrivait plus à percer la couche épaisse de nuages et un brouillard désagréable se levait. Les contours des chariots et les silhouettes des hommes s’estompaient. Plus personne ne chantait.

Tout à coup, dans ce silence, on entendit un gémissement. Et aussitôt après, un cri : « Ah ! Je t’ai attrapé, sale voleur ! »

Isacco et Donnola avancèrent en direction de la voix.

« C’est le cuisinier, dit Donnola.

— Lâche-moi ! Lâche-moi ! », criait un gamin, dont la voix exprimait plus la colère que la frayeur.

À quelques pas du chariot des vivres et du grand baril pansu qui contenait le bœuf salé, laissé ouvert à côté du feu, Isacco et Donnola virent un grand bonhomme qui tenait au collet un gamin squelettique au teint jaunâtre, les cheveux longs et sales.

« Arrête de bouger ! », lui ordonna le cuisinier. Mais l’autre se débattait comme un fou, et lui lança un coup de pied dans le tibia. Le cuisinier, de sa main libre, répondit par une violente gifle. Dans l’air dense, on entendit le gamin gémir.

« Qu’est-ce qui se passe ? », demanda le capitaine Lanzafame, alerté par le tapage. Giuditta avait sorti la tête du chariot à vivres en entendant ce vacarme ; mais le capitaine lui avait ordonné de rester à l’intérieur et de ne pas se promener dans le camp. Une jolie fille au milieu des soldats aurait entraîné des problèmes.

« J’avais déjà remarqué qu’il y avait quelque chose de bizarre, capitaine, expliqua le cuisinier. Maintenant j’en suis sûr, on a un voleur. »

Le capitaine regarda le gamin. Il saignait du nez. « Lâche-le », ordonna-t-il au cuisinier.