Dès que la barque se fut éloignée, il sortit de sa cachette et courut vers le canal pour avertir Mercurio. Mais Mercurio et ses rameurs étaient déjà loin, dans les hautes eaux.
Alors Zolfo, le sang battant à ses oreilles, fit demi-tour et courut vers l’hôpital. Il entra, hors d’haleine, cherchant Isacco et Lanzafame. « Je dois parler à Mercurio, leur cria-t-il, les yeux exorbités. Je dois lui parler ! »
Tous deux se levèrent d’un bond. Isacco avait le visage couvert de savon, Lanzafame un rasoir de barbier à la main.
Quelques prostituées voulurent s’approcher mais le docteur les arrêta de la main.
« Je vous le jure… il est en danger, dit Zolfo tout essoufflé.
— Pour quelle raison ? Nous lui dirons nous-mêmes. »
Zolfo était bouleversé. L’émotion, la surprise, l’horreur, il était en pleine confusion. « Non. Vous pouvez pas.
— Va-t-en, gamin, dit Isacco.
— Vous comprenez pas… il est en danger !
— Pourquoi ? répéta Lanzafame d’une voix dure.
— Parce que le Juif…, balbutia Zolfo.
— Encore ces conneries ? grogna Lanzafame en faisant un pas vers lui.
— Non, attendez…, dit Zolfo, reculant, les mains en avant.
— Va-t-en, dit le capitaine.
— Dites-lui… que le Juif de Rome… est pas… », balbutia-t-il encore. Il s’arrêta, secoua la tête. « Je vous en supplie, je dois lui dire moi, vous pourriez pas comprendre, gémit-il.
— Qui t’envoie ? Ton moine ou le commandant des gardes ? », demanda Lanzafame, la voix pleine de mépris.
Zolfo le regarda, en continuant à secouer la tête, comme devenu fou. Puis il tourna le dos et se sauva.
Il courut à la maison d’Anna, frappa à la porte avec fureur.
Quand Anna ouvrit, alarmée, Isacco et Lanzafame arrivaient déjà.
« Je vous en supplie, madame, dit Zolfo, jetant des regards inquiets vers les deux hommes qui s’approchaient, Mercurio est en danger… dites-moi où il est… je vous en supplie… le Juif de Rome est pas mort… Il est ici, madame…
— Je t’ai dit de partir, fit Lanzafame.
— Quel Juif ? demanda Anna.
— Je vous en supplie, je vous en supplie…, implora Zolfo, qui porta la main à sa gorge. Il a une… une cicatrice ici… et…
— C’est lui, le Juif ? dit tout à coup Anna.
— Oui… le Juif de Rome…
— Il n’est pas juif, dit alors Anna. Il s’appelle Alessandro Rubirosa. Il est muet, le pauvre homme. Je lui ai donné à manger et il m’a montré son certificat de baptême pour me dire comment il s’appelait…
— Non, non ! s’exclama Zolfo. C’est le Juif ! Pourquoi personne me croit ?
— Peut-être parce que tu nous as déjà tous trahis, gamin, dit Anna d’une voix dure, les yeux devenus minces comme des fentes. Mercurio ne veut pas de toi ici. Va-t-en. Je n’aime pas chasser les gens, mais tu dois t’en aller. »
Le capitaine l’attrapa par le col de sa veste rouge et sale. Il le jeta dehors avec colère.
Zolfo tomba à terre, dans la poussière.
Lanzafame fit mine de lui donner un coup de pied.
Zolfo se sauva. Il courut à perdre haleine, comme s’il avait peur de s’arrêter. Puis, quand il fut épuisé, ses jambes cédèrent et il se retrouva assis dans l’herbe sèche d’un champ. « T’es pas mort… », murmura-t-il.
Il se mit à genoux, ferma les yeux. Revit Ercole qui regardait sa blessure d’où jaillissait le sang et le fixait, étonné. Il le vit s’écrouler au sol, lentement. “Ercole aga mal”, avait-il dit dans son langage bizarre.
« T’es pas mort », répéta Zolfo, en se prenant la tête dans les mains.
Il se rappela Ercole étendu sur le lit de sangle de la baraque des fosses communes. Il entendit le cri terrible qu’il avait poussé quand la vie l’avait abandonné. Il vit sa bonne grosse face de fou se tordre de frayeur.
« T’es pas mort ! », cria-t-il en se dressant sur ses pieds, dévasté par la colère, les bras tendus vers le ciel.
Et il sentit qu’il avait une raison de continuer à vivre, maintenant, une vraie raison. Une seule et unique raison.
85
Shimon avait beau ramer de toutes ses forces, l’écart se creusait entre sa barque et celle de Mercurio. Les deux rameurs étaient trop rapides pour lui. Ce devaient être des professionnels, se dit-il avec angoisse.
La chaleur de cet été de feu le faisait transpirer, brûlait ses poumons. Son cœur battait la chamade.
Les dents serrées, il plongeait les rames dans l’eau immobile de la lagune. Shimon détestait de plus en plus cette ville. Tout y était plus difficile. Suivre quelqu’un sur l’eau était une entreprise impossible.
Mais il ne pouvait pas se permettre de perdre Mercurio.
Cela avait déjà failli arriver les jours précédents. Mercurio était sorti à l’improviste et n’était pas rentré dormir dans la maison de Mestre. Et Shimon était passé de l’euphorie de l’avoir retrouvé au désespoir de l’avoir raté.
Tout en continuant de ramer, il se retourna. La barque qu’il suivait venait de se faufiler au milieu des dizaines d’embarcations qui sillonnaient le Grand Canal, il la voyait à peine. Il tenta de ramer à un rythme plus soutenu, mais ses bras commençaient à le lâcher.
Les jours précédents, il avait rôdé avec angoisse autour de la maison de Mestre, devenant si imprudent que la femme l’avait vu et s’était approchée sans qu’il s’en rende compte. Un instant, il avait pensé qu’il serait obligé de la tuer. Mais elle, le prenant pour une personne dans le besoin, l’avait invité à entrer et lui avait offert un repas chaud.
Shimon s’était assis dans la cuisine, la main sur le manche de son couteau. Il n’était rien arrivé. La tension, peu à peu, s’était apaisée. La femme — elle avait dit s’appeler Anna — avait une voix délicate, des yeux purs, des manières aimables. Il lui avait montré son certificat de baptême. Elle savait lire et avait commencé par l’appeler “monsieur Rubirosa”, avec respect, même si elle le pensait suffisamment en difficulté pour lui offrir un repas. Shimon avait pointé le doigt sur le certificat pour indiquer son prénom, et elle l’avait appelé, avec un sourire, “monsieur Alessandro”.
Shimon avait éprouvé une étrange sensation de chaleur. Il s’était senti à l’aise. Ce n’était pas comme avec Ester car cette femme ne l’attirait pas. Mais elle avait une manière d’être qui réchauffait même une âme glacée comme la sienne.
« J’habite ici avec mon fils », avait-elle dit à un moment.
Il l’avait regardée en pensant : “Et moi, je suis ici pour te le prendre”. Puis il s’était levé et il était parti. Il ne pouvait pas rester là.
Shimon continuait de ramer. Avec la fatigue, il ne sentait plus ses bras. Arrivé à Rialto, il ne vit plus la barque de Mercurio. Une fois de plus, il l’avait perdu, se dit-il, étouffant de rage. Il lâcha les rames et laissa sa barque avancer lentement sur son erre. Les vêtements trempés de sueur et la gorge desséchée par la soif, il regardait autour de lui en espérant voir la barque de Mercurio amarrée quelque part.
Il avança doucement. La fureur croissait en lui, jointe à un sentiment de malaise. Il n’était qu’à un pas de sa vengeance. Mais il craignait d’être obligé de retourner à la maison de Mestre pour attendre que Mercurio y réapparaisse. Or, c’était dangereux, la femme aurait pu avoir des soupçons. Et Shimon s’était aperçu la veille que le gamin de la bande rôdait lui aussi dans les environs. Il ne pouvait pas prendre le risque d’être découvert. Mercurio se volatiliserait pour toujours.