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Il frappa du poing le banc sur lequel il était assis. Il sentit la douleur vibrer dans tout son bras et remonter jusqu’à son épaule.

Il reprit les rames. Dans sa main qui avait cogné le bois, le sang pulsait. Il avança le long du Grand Canal, mais il avait peu d’espoir maintenant. Il l’avait bel et bien perdu. Il continua cependant, regardant çà et là, et longea bientôt le quai à proximité de la piazza San Marco. La lagune s’élargissait en une sorte de bassin de mer. Il s’apprêtait à faire demi-tour quand il décida de suivre quand même la riva degli Schiavoni. En ramant, il regardait les étals d’où parvenaient des odeurs de castradina, la viande de mouton rôtie et fumée.

Alors qu’il avait perdu tout espoir, il vit soudain jaillir d’un canal, à une vitesse folle, une barque qu’il reconnut aussitôt : c’était celle sur laquelle Mercurio était monté, et les rameurs étaient les deux géants qu’il avait déjà repérés.

Mercurio n’était plus à bord.

Shimon se rapprocha de la rive et pénétra dans le canal d’où la barque avait surgi. Sans doute une tentative inutile, à moins que Mercurio ne soit sur les quais. Mais cela valait la peine d’être tenté. L’espoir de le trouver lui fit oublier la faim que l’odeur de castradina avait réveillée.

Il passa sous le pont della Pietà et prit le rio du même nom. Il allait lentement, observant minutieusement les alentours.

Le rio della Pietà, plutôt large, devenait tout à coup sinueux, comme un serpent couché, chose insolite à Venise, où les canaux étaient plutôt rectilignes. Sur la rive, il vit une place herbue où broutait un troupeau de chèvres. Certaines levèrent la tête à son passage. Sur l’autre rive, un peu plus loin, un groupe de jeunes garçons étaient en compagnie d’un prêtre. En s’approchant, il vit que ce dernier dialoguait à travers une grille avec une religieuse entourée d’un groupe de petites filles aussi sales et mal vêtues que les garçons. Shimon ralentit, instinctivement. Il se rendit compte que tous les bâtiments alentour étaient habités par un nombre inhabituel d’enfants et de religieux, hommes et femmes. Ce devait être un orphelinat.

Le cœur de Shimon battit plus fort. “C’est donc là que tu te caches ?”, se dit-il.

Il arrêta la barque sur la rive opposée, remonta sa capuche malgré la chaleur et attendit.

En repensant à la double visite des gardes du doge à la chaumière de Mestre, il imagina que Mercurio devait avoir des ennuis, ce qui ne l’étonna pas, vu que c’était un voleur et un aigrefin. S’il avait des ennuis, il devait se cacher. Pourquoi pas dans l’orphelinat de la Pietà ?

Mais à mesure que le temps passait, Shimon perdait espoir. Dans ce genre d’endroit, il n’y avait que des religieux et des enfants. Mercurio aurait été trop facile à repérer.

Quand le soleil se coucha, il comprit que Mercurio ne pouvait pas être là. Il craignit de l’avoir perdu, une fois de plus.

Deux pistes lui restaient. La femme qui disait être sa mère : elle tenait tant à lui qu’il serait très difficile de lui extorquer des informations. Et la fille aux cheveux rouges. Shimon, en y pensant, se passa la langue sur les lèvres.

Avant de faire demi-tour pour se rendre au palais où vivait la fille, il décida de poursuivre un peu le long du rio della Pietà. Mercurio était peut-être allé plus loin.

Il recommença lentement à ramer. Au croisement avec un canal plutôt large, le rio se redressa. Shimon continua le long de ce qui s’appelait maintenant rio di Santa Giustina : il ouvrait sur une partie de la lagune plus large encore que le bassin de Saint-Marc.

La ville y était différente. Sur le canal flottaient des excréments, des animaux morts. Les amarrages étaient constitués de simples pieux, à moitié pourris, plantés dans des rives fangeuses, sans les pierres d’Istrie rectangulaires qu’on voyait ailleurs. Venise y montrait sa face de misère, sans pudeur. Et cette misère puait affreusement, pensa Shimon en fronçant les narines.

Sur sa gauche, il vit des pontons de bois, avec des filets et des latrines. Autour des maisons basses, en bois elles aussi, des potagers rabougris, desséchés par la grande chaleur. Une chèvre squelettique aux mamelles dégonflées se déplaçait lentement, cherchant quelque chose à brouter. Quelques poules grattaient la boue. Un chat aux oreilles effrangées par les combats se promenait avec circonspection le long d’une palissade.

En face de lui, dans les eaux ouvertes, il vit une petite île. Et quelques barques de pêcheurs.

À droite, en revanche, au-delà d’une étendue fangeuse, une sorte de hangar délabré. Dessous, un navire mal en point sur lequel des hommes travaillaient.

Shimon s’apprêtait à faire demi-tour quand lui parvint de l’atelier une voix qu’il reconnut immédiatement.

« Alors, mon vieux ? Quand est-ce qu’il est prêt ? »

Shimon se retourna brusquement et vit soudain Mercurio, qui sortait à l’instant même du navire tiré au sec.

Son cœur recommença à cogner. Le sang à battre dans ses veines.

Le Dieu de la Vengeance avait voulu qu’il le trouve. Sa mission était juste. Le Dieu de la Vengeance était avec lui.

Shimon amarra sa barque à un ponton, assez éloigné. Il descendit à terre et revint sur ses pas. Sur le chantier du bateau, les ouvriers quittaient le travail. Ils dirent au revoir et partirent.

Mercurio resta avec le vieux, qui s’appuyait sur une canne, suivi d’un chien tigré aux oreilles tordues.

Shimon attendit que la nuit tombe puis s’approcha de la cabane et regarda par une fenêtre sans vitres. Il n’y avait qu’une seule pièce. Dans un coin, un grabat. Plus loin, un autre, improvisé avec de la paille, une couverture trouée jetée par-dessus. C’était probablement là que Mercurio dormait. Entre les deux grabats, un pot de chambre. Aucune intimité. Sur le feu, dans une cheminée délabrée, bouillait une marmite.

Mercurio et le vieux étaient assis à une table crasseuse et mangeaient des petits poissons avec les mains. Le vieux lança une tête au chien, qui l’attrapa au vol en remuant la queue. Tout à coup, le chien lâcha la tête de poisson, huma l’air et se tourna vers la fenêtre en grognant tout bas.

Shimon se dit qu’il faudrait d’abord s’occuper du chien. Mais il avait le temps.

Il recula doucement, sans faire de bruit, et se cacha derrière le navire. La nuit serait douce. Il fallait décider comment tuer Mercurio, en le faisant souffrir le plus possible. Mais il attendrait encore.

« Donne-moi tout ce que t’as, connard », dit soudain une voix rauque derrière lui.

Shimon sentit la pointe d’une arme dans son dos. Il essaya de se retourner.

« Bouge pas, dit la voix, devenue plus aiguë, alarmée. Donne-moi tout ce que t’as », répéta-t-elle.

Shimon pensa que son agresseur avait peur. Il était faible. Et sans doute peu expert : l’arme pointée ne visait aucun organe vital. Il pourrait la lui planter dans la chair, il ne le tuerait pas.

Il leva les mains, en signe de reddition.

« Donne-moi tout, connard », dit encore une fois son agresseur, dont la voix vibrait, proche du spasme.

Shimon baissa la main droite comme pour prendre sa bourse mais saisit son couteau, se pencha en avant et pivota sur lui-même. Il enfonça avec force la lame sous le menton de son agresseur, d’un geste rapide, en poussant vers le haut, vers le cerveau.

Shimon vit que c’était un jeune garçon.