À l’instant où il mourut, ses yeux s’exorbitèrent, sa bouche bava du sang puis il s’écroula. Son arme n’était qu’un bout de bois pointu.
“T’es mort pour rien”, pensa-t-il, sans le moindre remords.
Tout s’était passé en un instant. Dans le silence, Shimon tendit l’oreille. Rien, pas un bruit. Il baissa les yeux sur le cadavre. Il devait s’en débarrasser. En bas du navire, il trouva une corde et la prit. Il chercha une pierre suffisamment grosse pour entraîner le corps au fond. L’eau était basse et fangeuse, mais en inspectant les bords il trouva, une dizaine de pas plus loin, un vieux ponton assez bas. Il faudrait traîner le corps à l’extrémité, là où il y avait sans doute plus de fond. Il noua un bout de corde à la pierre qu’il transporta sur le ponton en s’assurant que les planches tenaient. Puis il revint et saisit le cadavre par le col de sa veste pour le traîner, mais après quelques pas, il entendit une déchirure : l’étoffe usée avait craqué. Sur le torse nu du cadavre, la lune éclairait maintenant deux petits seins mous aux grands mamelons sombres, épanouis comme des fleurs.
Une femme.
Shimon vit quelque chose briller à un mamelon et se pencha sur un petit point blanchâtre : une goutte de lait.
Pas seulement une femme, une mère.
Il la traîna rapidement jusqu’au ponton, attacha l’autre bout de la corde aux chevilles de la femme et la jeta dans l’eau.
En revenant, il vit sur les planches un sillage de sang éclairé par la lune. Il retourna vers l’atelier, y trouva un seau de bois et nettoya le ponton. Puis, de nouveau, il tendit l’oreille.
Il entendit alors des pleurs étouffés.
Quelques pas plus loin, sur un tas de bois, un paquet de haillons était posé. Un gros rat mordait dedans. Le paquet s’agitait.
La main de Shimon frappa le rat. L’animal piailla et disparut. Shimon défit le paquet et vit un nouveau-né, laid, sous-alimenté, la peau opaque si ratatinée qu’il ressemblait à un vieillard en miniature. Le rat était revenu et humait l’air en bougeant le nez et en agitant sa grosse queue sans poils. Assis sur ses pattes arrière, il n’avait aucune intention de se laisser voler son repas. Shimon lui envoya un coup de pied, qu’il évita prestement.
Le bébé recommençait à pleurer. Shimon comprit pourquoi sa mère l’avait ainsi enveloppé : pour le protéger mais aussi pour qu’on ne l’entende pas crier.
Shimon le recouvrit puis regarda vers le ponton. Il aurait été plus charitable de l’envoyer rejoindre sa mère au fond de la lagune que de le laisser dévorer par les rats. Mais il se mit à marcher le long du rio de Santa Giustina jusqu’au rio della Pietà, et installa le bébé sur la roue où l’on déposait les orphelins.
“Le hasard t’a sauvé”, lui dit-il mentalement. C’était pure coïncidence s’il y avait là un orphelinat.
Il tira la cloche de l’institut et s’en alla en courant.
De retour au squero, il regarda à nouveau par la fenêtre du vieux. Mercurio était toujours là. Le chien, de nouveau, grogna. Shimon n’avait jamais tué un animal, mais il y avait une première fois à tout. Il retourna se cacher derrière le bateau.
Pour passer le temps, il sortit son couteau et grava quelque chose dans la coque.
“L’heure du jugement”, y lisait-on quand ce fut fini.
Il vit le rat, qui avait suivi l’odeur du sang sur le ponton et rongeait le bois.
Shimon sourit, comme un enfant.
La vie était belle.
86
« Que le témoin soit amené devant la Sainte Inquisition », ordonna le patriarche.
Le Saint regarda la foule et de son bras tendu fit un ample geste vers la gauche, comme pour présenter l’attraction principale d’un spectacle de cirque.
Dans la grande salle du collège canonique dei Santi Cosma e Damiano, le public se tut et tourna la tête.
Mercurio aussi se tourna vers la porte par où allait entrer le témoin. Il était tendu. Jusqu’à présent les déclarations avaient été plutôt vagues, ou trop fantaisistes. À l’évidence, les témoins, essentiellement des femmes, avaient été préparés, mais les gens y croyaient sans y croire. S’ils souhaitaient la mort de la sorcière, leur jugement était suspendu : il restait un petit fil d’espoir. Cependant, ce nouveau témoin avait été annoncé depuis le premier jour avec tant d’emphase, que Mercurio craignait qu’il n’ait un grand poids.
Ottavia regardait dans la foule autour d’elle. Isacco n’était pas là, et la matinée était bien avancée. Tout à coup, quelqu’un lui pressa le bras : c’était le docteur.
« Qu’avez-vous fait ? », lui dit-elle en le voyant sans sa barbichette, vêtu de riche manière et sans bonnet jaune.
« J’ai dû passer par l’Arsenal pour faire une commission, fit Isacco. Mais vous, dites-moi plutôt. Comment évoluent les choses ?
— Pas très bien. Le défenseur ne fait rien ou presque, et on vient d’annoncer le témoin-clé.
— Qui est-ce ? », demanda Isacco en regardant Giuditta, qui avait comme tout le monde les yeux fixés sur la porte par où allait entrer le témoin.
Mercurio aussi la regardait s’agripper aux barreaux de sa prison.
On n’entendait pas une mouche voler.
Isacco croisa le regard du capitaine Lanzafame. Il lui fit un signe affirmatif et lui montra ses cinq doigts : le capitaine comprit ainsi que le prote Tagliafico avait accepté la mission et que la caraque de Zuan dell’Olmo serait prête dans cinq jours.
Un murmure traversa la foule.
« La voilà, dit Ottavia.
— Cette putain… murmura Isacco.
— Vous la connaissez ? », demanda tout bas Ottavia.
Isacco ne répondit pas. Il fixait le témoin qui avançait en gratifiant Giuditta d’un regard de haine et de défi.
« Qui est-ce ? demanda encore Ottavia.
— Une putain, voilà ce que c’est, grommela Isacco.
— Dites votre nom à la cour, afin que l’exceptor en prenne note, dit le Saint, après avoir fait s’installer le témoin devant une sorte de pupitre dressé pour l’occasion afin de mettre en relief son témoignage.
« Je m’appelle Benedetta Querini », déclara le témoin en regardant avec fierté le public rassemblé devant elle.
“Maudite, pensa Mercurio. Sois maudite !”
Les hommes dans la salle la fixaient avec admiration et désir. Bien qu’elle ne se fût pas vêtue avec trop de faste, pour ne pas s’attirer l’inimitié des femmes, Benedetta était rayonnante. Sa chevelure cuivrée était rassemblée en petites tresses qui s’entrecroisaient, maintenues par des perles de culture. La carnation de son visage et de son décolleté, généreux sans être scandaleux, était lumineuse et transparente. Beaucoup pensèrent : comme de l’albâtre. Sa robe était d’un bleu clair intense, bordée de jaune safran et de fines dentelles de Burano. À son cou, un simple pendentif, une aigue-marine taillée en forme de goutte, s’accordait à la couleur de sa robe. Aux mains, des gants de satin, et seulement deux bagues, d’or blanc et de jade.
Giuditta regardait Benedetta avec tristesse. Elle ignorait ce qu’elle allait dire, mais elle se sentait écrasée par tant de haine.
« Benedetta Querini, commença le Saint en promenant son regard sur la foule, racontez-nous votre histoire… » Il fit une pause, levant une main en l’air, pour préciser : « Une histoire… que vous pouvez raconter parce que vous y avez survécu… miraculeusement. »
Le public fit du bruit, surpris et excité.
« Oui, Inquisitor, répondit Benedetta. Elle pencha la tête, semblant réfléchir. Oui, vous avez raison… c’est un miracle si je suis encore vivante. » Elle releva la tête et fixa le public. Elle avait les yeux brillants, au bord des larmes.