« Maudite sois tu… », murmura Mercurio.
« Et laissez-moi dire à ces braves gens de Venise, poursuivit-elle en se tamponnant les yeux avec un mouchoir précieux, que c’est en grande partie à vous que je dois mon salut, même si vous ne vouliez pas que je le révèle. »
La foule murmura, de plus en plus fascinée.
“Ils ont bien étudié leur affaire”, se dit Mercurio qui, rouge de colère, avait du mal à rester tranquille pour ne pas se faire remarquer.
Isacco aussi s’agitait, furieux, regardant autour de lui pour chercher Mercurio, malgré leur pacte. Il vit un jeune moine qui baissa les yeux et rabattit un peu plus sa capuche quand il croisa son regard. Ce pouvait être Mercurio. Il était déguisé en prêtre le jour où ils s’étaient rencontrés. Il se tourna vers Giuditta mais remarqua que Lanzafame le regardait d’un œil sévère, les sourcils froncés. Il abandonna la recherche de Mercurio et revint à Benedetta.
« Ensuite, que s’est-il passé ? demanda le Saint, après avoir théâtralement esquivé, comme s’il voulait réellement cacher à tous son mérite d’avoir sauvé la jeune fille. Dites aux citoyens de la Sérénissime quel risque mortel vous avez couru.
— Un risque mortel, oui, acquiesça gravement Benedetta. Je serai rapide. Comme beaucoup de dames vénitiennes, j’ai été attirée, moi aussi, par ce qu’on racontait au sujet des robes de la Juive. » Elle se tourna vers Giuditta en souriant de manière imperceptible, pour qu’elle soit le seul témoin de sa joie. « Je dirais même que j’ai été sa première cliente », ajouta-t-elle à mi-voix.
Giuditta tressaillit. « Toi ? s’exclama-t-elle ? C’était donc toi ?
— Tais-toi, putain de Satan, si tu ne veux pas qu’on te coupe la langue ! », menaça le Saint en se précipitant vers la cage.
Lanzafame s’approcha des barreaux. « Tais-toi, Giuditta. »
Giuditta se tourna vers le capitaine, la bouche ouverte pour protester.
« Tais-toi », répéta Lanzafame.
Alors Giuditta regarda à nouveau Benedetta qui la fixait d’un air triomphal.
Mercurio bouillait. Il pouvait lire toute la souffrance, la peur et le désespoir dans les yeux de Giuditta, et dans ceux de Benedetta, il voyait la joie mauvaise de faire mal. Il sentit la fureur lui monter à la tête. Il se dit qu’elle allait le payer, d’une manière ou d’une autre. « Même si je dois te tuer de mes propres mains », chuchota-t-il d’une voix frémissante de rage.
« Continuez, fit le Saint à l’adresse de Benedetta.
— J’avais entendu parler des bonnets jaunes qu’elle confectionnait et j’étais curieuse de voir ses robes. Je savais que les Juifs n’ont pas le droit de vendre des vêtements neufs et je m’en suis étonnée. Mais elle m’a montré une petite goutte de sang à l’intérieur de la robe en me disant “C’est du sang d’amoureux”. C’était l’astuce pour que ces vêtements ne puissent plus être considérés comme neufs. C’était ainsi qu’elle trompait les autorités vénitiennes… »
La foule devint bruyante.
« Et elle m’a dit que c’était un sortilège pour attirer l’amour sur les femmes qui les portaient. »
Dans le public, au mot de “sortilège”, des bruits de voix s’élevèrent.
« Sorcière ! hurla une femme.
— Ensuite ? demanda le Saint afin d’inviter le témoin à poursuivre. Êtes-vous tombée amoureuse ? Ou quelqu’un est-il tombé amoureux de vous ? »
Les gens se mirent à rire. Mais tout bas. Benedetta avait un air si innocent que son histoire touchait les cœurs.
« Non, dit-elle avec un sourire. Mais je suis tombée malade. »
Le public retint son souffle.
« Expliquez-vous mieux, dit le Saint.
— Tout a commencé en sourdine », reprit Benedetta à voix basse comme si elle revivait son propre drame, obligeant les gens à rester muets. « Au début, je n’arrivais simplement pas à mettre d’autres robes que les siennes… Je croyais que c’était parce qu’elles étaient belles, et je dois reconnaître qu’elles l’étaient… »
Certaines femmes dans la salle acquiescèrent.
« Quand j’en parlais, je disais que j’étais “ensorcelée” par ces robes », reprit Benedetta. Elle soupira. « Je ne savais pas à quel point c’était vrai. »
Il y eut des exclamations et des sifflements.
“Je te tuerai ! Je te tuerai !”, pensa Mercurio, et il regarda Giuditta qui suivait le récit en pleurant.
« Mais après un certain temps, il s’est passé une chose grave et embarrassante. Douloureuse, même, poursuivit Benedetta. J’étais sur la fondamenta del Forner, à Santa Fosca, quand j’ai été saisie d’une douleur lancinante, comme si quelqu’un mettait du feu dans ma poitrine, comme si le vêtement que je portais était lui-même en train de brûler… et la sensation était si vive que… » Benedetta secoua la tête puis cacha son visage, en signe de grand embarras. « Encore aujourd’hui, j’en ai honte, même si je sais maintenant que tout cela était de la sorcellerie…
— Eh bien ? », insista le Saint.
« Regarde-moi ce duo », maugréa Isacco. Puis il se tourna vers le défenseur, le père Wenceslao, qui ne semblait même pas suivre le récit tant il se désintéressait du procès et du sort de Giuditta. « Espèce de salaud, que Ha-Shem te foudroie ! »
« Eh bien, continua Benedetta, la douleur était telle que je suis tombée à terre presque morte, hurlant et me démenant comme si j’étais possédée par une armée de démons… »
De nombreuses femmes, dans le public, mirent la main devant leur bouche, épouvantées. D’autres s’accrochèrent au bras de leur homme. Des mères bouchèrent les oreilles de leur enfant.
« Et enfin, exactement comme une possédée, je me suis arraché moi-même mes vêtements… et je suis restée… » Benedetta baissa la tête vers le sol. « Nue… »
Le silence fut total.
Benedetta ajouta : « Et j’ai craché un caillot de sang ».
Mercurio regarda Giuditta. Il vit qu’elle avait les yeux voilés par les larmes. Elle secouait la tête de droite à gauche, en signe de dénégation. Il savait ce qu’elle pensait : elle allait être brûlée vive parce que leur amour avait suscité la haine de Benedetta.
Le Saint hochait la tête. « Ce que vous dites, brave jeune fille respectueuse de Dieu, est certainement terrible et impressionnant, mais quel lien cela peut-il avoir avec ce procès ? Pensez-vous que cela dépendait de la robe que vous portiez ? En avez-vous eu la preuve ?
— Ce n’est pas vrai ! Tout est faux ! hurla Giuditta tout à coup, d’une voix brisée par le désespoir.
— Taisez-vous ! fit immédiatement le patriarche. Vous avez un défenseur. Vous n’avez pas à parler ! »
“Et tu es bien certain que le défenseur va rester muet, n’est-ce pas, pensa Mercurio. Vous pouvez faire ce que vous voulez et continuer à mentir. Il n’y aura jamais personne pour vous contredire !” Il regarda autour de lui. Mais il vit que pour les gens, comme toujours, l’injustice importait peu, tant qu’elle ne les concernait pas.
« Alors, reprit le Saint, avez-vous trouvé des preuves ?
— Voyons, Inquisitor…, répondit Benedetta, candide. Je n’y ai même pas pensé. J’ai été secourue, et dès que la robe m’a été enlevée je me suis sentie mieux. Mais je n’ai pas fait le lien entre les deux choses. Pas même quand on m’a dit qu’une femme avait découvert dans les plis de la robe arrachée une plume noire de corbeau, à la pointe trempée dans le sang. Même alors, je n’y ai pas pensé. Et cela malgré ma peau couverte de plaies et de vésicules que seule la brûlure d’un feu aurait pu causer.