— Vous n’avez pensé à rien… », répéta tout doucement le Saint. Puis il regarda les gens. « Satan est habile à confondre nos esprits, à souffler son brouillard…
— Et je n’y ai pas pensé non plus quand, des jours plus tard, j’ai recommencé à porter les robes de… de la sorcière, dit Benedetta avec colère, en se tournant vers Giuditta. Je n’y ai pas pensé non plus quand j’ai commencé à me sentir faible, de plus en plus faible, au point que je devais rester au lit des heures durant. » Elle sourit. « Que j’étais naïve… Même au lit, je ne voulais pas me séparer de ces robes. »
Des exclamations de stupeur parcoururent la foule. Plus que les récits des témoins précédents, pleins de monstres visqueux aux yeux jaunes et de voix de spectres infernaux, celui de Benedetta frappait leur imagination. Parce qu’il était simple.
« J’étais en train de m’éteindre… comme si quelqu’un me suçait le sang… ou la vie…, dit doucement Benedetta.
— Ou l’âme ! », s’écria le Saint.
Alors la foule s’insurgea, saisie de fureur. Tous demandaient le bûcher. Et si Lanzafame et ses soldats ne s’étaient pas rangés autour de la cage de Giuditta, l’épée dégainée, quelqu’un aurait tenté séance tenante de lyncher la sorcière.
« Du calme ! Du calme », cria le patriarche, debout, en lançant au Saint un regard satisfait.
Mercurio le vit et en frémit de dédain. Cette farce ne pouvait avoir lieu que parce que tous étaient d’accord et que personne ne protesterait. Il se tourna vers Giustiniani. Mais le noble non plus n’intervenait pas. Il restait assis, impassible, le regard fixé devant lui.
« Si vous ne m’aviez pas sauvée, par votre exorcisme, dit Benedetta quand la foule se fut calmée, je serais morte et Satan aurait eu mon âme. » Elle descendit du pupitre en courant puis se jeta à genoux aux pieds du Saint, prit une de ses mains dans les siennes et la baisa, théâtralement, en appuyant ses lèvres sur les faux stigmates. Le Saint se déroba de nouveau, la releva et lui traça du pouce un signe de croix sur le front. « Va avec Dieu, ma fille. Tu as rendu un grand service à la lutte contre le Mal, aujourd’hui », lui dit-il en la confiant aux gardes pour qu’ils l’escortent.
« Mais le défenseur ne veut pas poser de questions ? demanda Giustiniani, toujours assis à côté du patriarche.
— Qu’est-ce qui vous prend, Giustiniani ? », dit celui-ci tout bas, pendant que les gardes s’arrêtaient et que tous se tournaient vers le père Wenceslao.
Le dominicain aux yeux blancs leva la tête, confus. « Monsieur… commença-t-il à dire.
— S’il ne fait rien, les gens penseront que la justice n’a pas été rendue, chuchota Giustiniani.
— J’ai peur de cet imbécile », lui répondit le patriarche à mi-voix.
Le père Wenceslao continuait de regarder le patriarche, silencieusement. « Peut-être… devrais-je parler d’abord avec l’accusée, dit-il enfin.
— Dans quel but ? lui demanda le patriarche.
— Elle pourrait me dire pourquoi nous ne devons pas croire cette brave jeune fille qui vient de témoigner, répondit le dominicain. Ou se repentir et confesser ses méfaits. Vous ne croyez pas, Excellence ?
— C’est à moi que vous le demandez ? »
Le public ricana.
Le père Wenceslao écarta les bras, la tête rentrée dans les épaules. « Oui… oui, je dois parler avec l’accusée…, décida-t-il, à sa manière peu assurée.
— Soit. Vous aurez une heure devant vous pendant que nous irons nous restaurer », dit le patriarche, irrité. Puis il se tourna vers le Saint. « Et vous, Inquisitor, retenez le témoin jusqu’à ce que nous ayons compris si votre… digne adversaire a l’intention de l’interroger. »
Le public partit d’un grand éclat de rire.
« Espèces de salauds », chuchota Mercurio. Puis il chercha à croiser le regard de Giuditta, tandis qu’on l’emmenait.
Mais elle marchait la tête basse, les yeux fixes, perdue dans son propre désespoir.
87
« Quoi qu’il te fasse, quoi qu’il se passe, tu m’appelles, dit Lanzafame à Giuditta.
— Qu’est-ce qu’il devrait se passer ? », demanda le père Wenceslao, sur le seuil de la cellule qu’un des frères du collège avait mise à sa disposition.
Le capitaine Lanzafame lança un coup d’œil plein de mépris au dominicain, sans lui répondre. Puis il regarda Giuditta et lui sourit de manière rassurante. « Je suis là, dehors. Tu appelles et j’arrive immédiatement », lui dit-il, et il ferma la porte.
Giuditta regarda le père Wenceslao, puis alla vers la petite fenêtre au fond de la cellule, qui donnait sur la cour intérieure du collège. Elle détestait ce moine et ne comprenait pas ce qu’il lui voulait, puisqu’il était à l’évidence d’accord avec les autres.
« Veux-tu te convertir à la vraie foi ? », lui demanda le père Wenceslao, d’une voix forte.
Giuditta se retourna brusquement. C’était cela qu’il voulait.
« Ce serait mieux pour toi, jeune fille, à voir la tournure que prennent les choses, dit le dominicain. Cela ferait bonne impression.
— Non », répondit résolument Giuditta.
Le père Wenceslao fit un pas vers elle.
« Ne vous approchez pas ou j’appelle le capitaine. »
Le père Wenceslao hocha la tête, en soupirant. « Tu es orgueilleuse et arrogante. Comme tous les Juifs. »
Giuditta redressa les épaules. « Nous, les Juifs… », commença-t-elle.
Mais il l’interrompit d’un geste de la main. « Oui, les discours habituels. L’important, c’est que tu saches que ça va être dur, dit-il, et il fit un autre pas en avant.
— Avec un défenseur comme vous, certainement, s’exclama Giuditta, chargeant sa voix de tout son mépris.
— Tiens ta langue, jeune fille, et remercie ton Dieu. Tu n’as que moi.
— Alors je suis bien misérable… »
Le père Wenceslao s’approcha encore.
« Restez loin de moi. »
Le moine hocha la tête. « Je ne te touche pas, je veux juste te montrer quelque chose, fit-il en allant vers la fenêtre.
— Quoi ? », demanda Giuditta.
Le père Wenceslao pointa le doigt vers le ciel. « Quand tu es dans ta cellule, la nuit, et que tu as peur, dit-il d’une voix soudain plus chaleureuse, n’oublie jamais de pointer le doigt comme je le fais à la recherche d’une étoile… et demande-lui de t’emmener avec elle. Où tu veux… » Il se retourna, et fixa Giuditta. « Auprès de qui tu veux. »
Giuditta était bouche bée. Maintenant elle reconnaissait cette voix. « Mais vous… » Ses yeux se remplirent de larmes. « Tu… »
Le père Wenceslao sourit.
« Mercur… ! », commença à s’écrier Giuditta.
Mercurio lui ferma la bouche, en riant. « Chut, parle tout bas… parle tout bas, mon amour, dit-il en l’attirant contre lui. parle tout bas, personne ne doit le savoir… »
Giuditta s’écarta. Elle regardait le visage odieux du dominicain et secouait la tête, encore incrédule, reconnaissant pourtant peu à peu sous le maquillage son bien-aimé Mercurio. Elle respirait fort et continuait de hocher la tête.
Il la serra de nouveau contre lui. « Calme-toi, lui murmura-t-il à l’oreille. Je suis là…
— Tu es là…, dit Giuditta en pleurant, abandonnée à son étreinte. Oui, tu es là… tu es là… » De nouveau elle s’écarta, en le fixant. Mais comment j’ai fait pour ne pas te reconnaître… moi… moi… »