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Mercurio rit doucement. « Heureusement que tu ne m’as pas reconnu, mon amour.

— Mais… tes yeux ? Giuditta était abasourdie, elle avait du mal à parler et à penser.

— C’est un vieux truc », dit Mercurio en souriant. Il prit son visage dans ses mains et caressa ses épais sourcils arqués. « L’homme qui me l’a appris s’appelle Scavamorto. C’est un truc des mendiants voleurs de bourse à Rome. » Il désigna ses yeux. « C’est du boyau de poisson… enfin, la peau des intestins des poissons. Elle est très fine. On la découpe et on fait un petit trou au centre. Je ne sais pas bien comment ça marche, mais on y voit. » Il sourit encore. « Au début, ça brûle un peu…

— Tu as fait tout ça pour moi…

— Je l’ai fait pour nous, répondit Mercurio.

— Mon père le sait ? demanda Giuditta.

— Non. Moins de gens sont au courant, mieux ça vaut : ça diminue les risques. »

Giuditta rit presque. « Je n’aurais jamais imaginé être un jour aussi heureuse de ta malhonnêteté.

— Moi non plus. Pour la première fois de ma vie, je remercie Dieu d’être un as de l’embrouille et du déguisement. Je sais maintenant pourquoi ce talent m’a été donné… » Mercurio la regarda à travers le voile artificiel de ses yeux. « Pour te sauver », dit-il solennellement.

Les coins de la bouche de Giuditta s’affaissèrent et elle ferma les yeux, qui se remplirent de larmes. « Excuse-moi… excuse-moi… » Elle sanglota. « Je… » Elle le regarda : « Je t’ai fait très mal, n’est-ce pas ? »

Mercurio devint sérieux. « Je ne croyais pas possible de ressentir une douleur aussi effrayante, répondit-il.

— Je sais…, fit Giuditta. Moi aussi j’ai cru mourir…

— C’est elle, hein ? », demanda Mercurio, la voix pleine de colère.

Giuditta baissa les yeux. « Oui. Elle m’a dit que le prince Contarini te cherchait pour te tuer mais qu’elle te protégerait si je disparaissais de ta vie, et moi… »

Mercurio donna un coup de poing dans le mur, avec fureur. Puis il leva la main, et se calma. « Excuse-moi… »

Giuditta vint contre lui et l’enlaça. « J’avais peur de t’avoir perdu pour toujours, murmura-t-elle.

— Moi aussi, chuchota Mercurio en lui caressant les cheveux.

— Mais comment tu sais le latin ? », lui demanda Giuditta, les yeux fermés, la tête contre sa poitrine.

— Les frères de l’orphelinat de San Michele Arcangelo à Rome me l’ont appris à coups de fouet. Ils voulaient que je devienne prêtre. Je les détestais… et maintenant voilà que je les remercie. Comique, non ? » Il passa la main le long du cou de Giuditta, sentant la douceur de sa peau. « Et puis, il y a Giustiniani qui m’aide. C’est grâce à lui que je suis ici. C’est lui qui a désigné Lanzafame pour assurer ta garde. Il avait le pouvoir de nommer ton défenseur et…

— Pourquoi fait-il ça ? », le coupa Giuditta.

Mercurio était maintenant sûr que ce n’était pas uniquement par peur du chantage de Scarabello. Il se contenta de hausser les épaules. « Giustiniani est le seul au courant. Il me donne ses instructions, aussi bien pour le procès que sur la stratégie… Maintenant, je vais t’expliquer ce que nous devons tenter. » Il serra les mâchoires, hochant la tête. « Tu as vu de quoi ils sont capables. Ils croient que nul ne leur donnera tort, que tous les mensonges sont bons. Ils t’obligent au silence et ils savent que personne ne les contredira, et que je ne leur mettrai pas de bâtons dans les roues. Les salauds. C’est ça, leur justice. Ils peuvent dire exactement ce qu’ils veulent. » Il tenta de se calmer, puis fixa Giuditta d’un regard sérieux. « Tu dois me promettre une chose.

— Tout ce que tu veux.

— Ne change pas ta manière de me regarder. Personne ne doit avoir de soupçons, ou nous sommes perdus.

— J’essaierai…

— Non. » Mercurio la saisit aux épaules. « Tu réussiras. »

Giuditta le serra dans ses bras. « Mais comment ferai-je pour cacher ma joie ? »

Mercurio entendit un bruit de l’autre côté de la porte. Du vacarme, des voix. « Il faut faire vite. Écoute… » Il approcha ses lèvres de son oreille pour lui donner rapidement ses instructions.

« Ouvrez ! disait la voix du Saint de l’autre côté de la porte.

— Qu’est-ce que tu veux, maudit prêtre ? lui répondit la voix du capitaine Lanzafame.

— Je t’ordonne d’ouvrir, fit le Saint. Je suis l’Inquisitor.

— Je ne réponds qu’aux ordres du patriarche », répliqua le capitaine.

« Alors, dit Mercurio à Giuditta, nous sommes d’accord ? »

Giuditta fit oui de la tête en souriant.

« Ne souris pas », chuchota Mercurio.

Giuditta sourit encore plus.

« Ouvre, ordonna le Saint.

— Ouvrez ! », cria Mercurio de l’intérieur. Puis il se tourna vers Giuditta. « Pardonne-moi, mon amour.

— De quoi ? », fit Giuditta étonnée.

La porte s’ouvrit.

Et à ce moment-là, Mercurio asséna à Giuditta une claque violente, en plein visage.

Giuditta hurla de douleur et tomba à terre. Elle porta la main à ses lèvres. Elle saignait.

« Salaud ! », fit Lanzafame en entrant pour secourir Giuditta.

Mercurio croisa le regard du Saint et sortit de la cellule en passant près de lui. Il bougonna : « Ces Juifs ! Ils sont impossibles ! »

Le frère Amadeo regarda le dominicain qui s’éloignait et eut l’espace d’un instant l’impression qu’il avait changé. « Sorcière ! dit-il de sa voix forte à Giuditta en pointant le doigt vers elle. Quand j’en aurai fini avec toi, je m’occuperai aussi de ton père, tu peux en être sûre. » Il se tourna vers Lanzafame. « Ramenez-la en bas. Le procès reprend. »

L’attention du public se réveilla quand Giuditta fut remise dans sa cage. Durant la pause, les esprits s’étaient refroidis, les gens s’ennuyaient. Le spectacle reprenait enfin.

« Silence ! », ordonna un prélat tandis que le patriarche et Giustiniani rejoignaient leurs fauteuils sur l’estrade.

Pendant qu’ils s’asseyaient, Giustiniani regarda en direction de Mercurio. L’aristocrate aussi avait le visage tendu. Le procès monté de toutes pièces par l’Église touchait à sa fin. On en était au dernier acte. Ensuite, il serait trop tard.

Mercurio respira à fond. Il boita jusqu’au centre de la scène du procès, s’inclina gauchement devant le patriarche.

« Alors ? demanda celui-ci, un sourcil levé et un petit sourire de dédain sur les lèvres. Vous êtes-vous décidé ? »

Mercurio se gratta la tête, qu’il avait couverte de pustules en colorant au jus de betterave rouge des grumeaux de farine d’orge, cuite et recuite jusqu’à devenir collante. « Voici, Excellence… — fit-il avec l’absence d’assurance sur laquelle il avait construit le personnage de Wenceslao d’Ugovizza — l’accusée m’a en effet révélé des détails qui… comment dire ? Qui peut-être devraient être vérifiés… » Il haussa les épaules, écarta les bras et ouvrit grand les yeux. « Même si, franchement…

— Donc vous nous demandez d’interroger Benedetta Querini ? dit Giustiniani.

— Peut-être…, fit Mercurio. Qu’en dites-vous ? »

Le public se mit à rire.

Le patriarche souffla, irrité. « Qu’on fasse venir le témoin Benedetta Querini, ordonna-t-il.

— Je vous en suis reconnaissant, Patriarche », dit Mercurio qui s’inclina plusieurs fois, suscitant de nouveau l’hilarité générale.