« Mercurio m’a tout raconté ! dit alors Giuditta en s’adressant à Benedetta. Il m’a dit combien tu étais pathétique quand tu te déshabillais pour lui dans la chambre de la Lanterna Rossa…
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, putain !
— Du calme ! ordonna le chancelier en faisant sonner sa clochette.
— Il m’a dit qu’il y a quelques jours, tu lui as caressé les cheveux, en croyant qu’il pleurait, alors que lui il se moquait de toi, continua Giuditta. Il me raconte tout. Et même que ça le dégoûte de te voir te contenter des miettes…
— Putain !
— Faites taire ces deux femmes ! cria le patriarche.
— Il m’a dit qu’il suffirait qu’il claque des doigts pour que tu te jettes à ses pieds…
— Je veux te voir mourir !
— Silence !
— Il m’a dit que tu ne racontes que des mensonges ! Tu dis que tu es la maîtresse d’un homme important, alors que tu n’es qu’une de ses servantes ! Giuditta se mit à rire, pleine de mépris.
— Putain ! Une putain, voilà ce que tu es ! » Benedetta voulut descendre du pupitre pour aller la frapper mais Mercurio et le Saint la retinrent. Benedetta avait les veines du cou gonflées. Elle cria : « Je suis la maîtresse du prince Contarini et il te fera égorger en prison quand il saura comment tu m’as traitée ! »
Le Saint la gifla. « Tais-toi, malheureuse ! », lui hurla-t-il en la secouant par les épaules.
Benedetta le fixa, sans se rendre encore compte de ce qu’elle avait fait.
Mercurio fit un pas en arrière, se tourna vers Giuditta et acquiesça imperceptiblement.
Isacco, bouche bée, regarda Lanzafame.
Le public était muet.
« J’espère ne pas avoir causé de complications…, bafouilla Mercurio en s’adressant au patriarche, les bras écartés. Je… je…
— Vous avez fait votre devoir de défenseur, père Wenceslao », dit le patriarche en retenant la colère qui bouillait dans ses veines. Puis il se tourna vers Benedetta, le regard féroce. « C’est cette femme qui a fait quelque chose de profondément grave… »
La foule s’agita.
Le patriarche pointa sur elle un doigt vibrant. « Tu as calomnié mon neveu Rinaldo et avec lui la bonne renommée de ma famille tout entière. Sans plus tarder, dans cette salle même, tu seras publiquement désavouée.
— Je n’ai pas bien compris, Patriarche, demanda alors le malheureux père Wenceslao de sa voix ingénue, avec de gros yeux étonnés. Vous voulez dire… que cette femme ment ? »
Benedetta sentit la terre s’ouvrir sous ses pieds.
« Pour aujourd’hui, le procès est clos, dit gravement le patriarche. La cour se retire. » Il se leva, cherchant à ne pas montrer le tremblement de colère qui s’était emparé de lui. Précédé par ses prélats, suivi par ses clercs tenant sa traîne de pourpre, il sortit de la grande salle du collège canonique dei Santi Cosma e Damiano.
Le public, lui, n’avait d’yeux que pour le père Wenceslao.
Mais parmi tous ces regards tournés vers le dominicain qui avait renversé le cours du procès, le plus admiratif était certainement celui d’un homme qui restait à l’écart sans se faire remarquer, la capuche rabattue sur la tête malgré la grande chaleur. Il le fixait avec intensité en triturant une étrange cicatrice sombre en forme de pièce de monnaie au centre de sa gorge.
88
Deux jours plus tard, la foule se pressait de nouveau dans la salle du collège canonique dei Santi Cosma e Damiano. La nouvelle du tournant pris par le procès attirait encore plus de curieux.
Shimon suivait les débats, lui aussi. Mais avec un intérêt bien différent.
La première fois qu’il avait regardé par la fenêtre de la baraque du vieux marin, Shimon avait supposé qu’un repas chaud cuisait dans la marmite. Mais il avait découvert, à l’aube du lendemain matin, que Mercurio y prenait des poignées d’un mélange collant qu’il se passait sur le visage, sur le nez et sur le cou. Il avait assisté bouche bée à la confection de son déguisement : la perruque avec la fausse tonsure, l’attelle nouée autour de la jambe pour feindre une boiterie, les colorants roses ou bruns qui servaient à mettre en relief des pustules, la poix qu’il se passait sur les dents pour qu’elles paraissent plus vieilles, et enfin les boyaux de poisson qu’il lavait puis découpait avec art pour rendre ses yeux aveugles.
Shimon était stupéfait et fasciné. Il avait remarqué que le vieux, mis dans la confidence en raison de l’exiguïté de la cabane, composée de cette seule pièce, l’était tout autant.
Ce matin-là, comme tous les jours, Shimon avait suivi le père Wenceslao, de la cabane du squero jusqu’au collège canonique, jouissant d’avance du moment où il le tuerait. Cependant, il avait un certain respect pour lui. Jeune comme il était, il tenait tout un procès d’Inquisition entre ses mains.
Shimon avait pris place sur le côté de la salle, près d’une colonne qui pouvait le cacher un peu. Il regardait la porte par laquelle allaient entrer les acteurs de cette farce. Mais il entendit un piétinement dans son dos et se retourna.
Une petite escouade de gardes du doge, escortant des dames de l’aristocratie, s’ouvrait un chemin dans la foule. En tête venait une vieille femme à l’air dur, hautain, suivie de quelques dames plus jeunes. Toutes cachaient sous un regard altier le déplaisir qu’elles avaient à se trouver en si étroit contact avec le peuple.
Les gardes firent dégager sans égards la première et la seconde rangée de bancs. Les gens se levèrent en bougonnant. Les dames furent installées au premier rang, les gardes derrière, en protection.
Le chancelier du procès et l’exceptor firent sonner leur clochette au même moment.
La foule se tut, Shimon se tourna, et par une petite porte latérale entrèrent le patriarche, le noble vénitien qui siégeait près de lui, le petit groupe des prélats et des clercs, le frère accusateur et Mercurio, sous les traits du père Wenceslao.
Giuditta était dans sa cage. Sans vraie raison, car ce jour-là ce n’était pas d’elle qu’on ferait le procès. Elle était simplement là, exposée comme un animal exotique.
Après quelques instants, Shimon vit apparaître, entre deux gardes, la fille aux cheveux cuivrés qui lui plaisait tant. Elle marchait tête basse, évitant de regarder la foule avec arrogance, vêtue d’une tenue modeste, rapiécée, le bord de ses jupes usé. Elle ne portait ni bijoux ni perles dans ses cheveux, qui étaient dénoués dans le dos. Shimon, en la voyant si faible, vaincue, ressentit pour elle un désir plus fort. Elle lui parut encore plus sensuelle.
Il se tourna vers Mercurio. C’était lui qui l’avait condamnée à cette humiliation. Non seulement la bande s’était dissoute mais une guerre avait éclaté. La raison, c’était la Juive accusée de sorcellerie qui l’avait révélée : Mercurio avait refusé les avances de Benedetta.
Mais aucune des deux ne l’aurait, pensa-t-il avec un sourire. Parce que Mercurio était à lui. Et son temps était compté.
Le patriarche, une fois installé, ouvrit les bras et déclara : « Peuple de Venise, aujourd’hui nous avons la tâche ingrate de dévoiler une tromperie, de démasquer un faux témoin, de révéler un mensonge, de laver une calomnie. » Il pointa son index bagué en direction de Benedetta. « Mais je veux que vous vous rappeliez que pour un témoin qui sera démasqué, nous avons entendu dans ce procès des dizaines de témoins parfaitement crédibles. » Il promena son regard sur la foule. « Aujourd’hui, nous ne prononcerons pas l’innocence de la Juive Giuditta da Negroponte mais la culpabilité de Benedetta Querini. »