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La foule murmura.

Mercurio, en regardant les gens, se rendait compte qu’il avait porté un grand coup au déroulement du procès. Les témoins dont parlait le patriarche n’avaient pas vraiment impressionné le peuple vénitien. Leurs déclarations étaient trop colorées, mal racontées, et Mercurio les avait ridiculisées en jouant les imbéciles. L’intention du patriarche était claire. Il devait sauver le procès, mais ce qui lui tenait à cœur, c’était la renommée de sa famille.

Mercurio avait réussi à avoir la veille une courte conversation avec Giustiniani. Le gentilhomme lui avait dit que le patriarche était furieux. Il obligerait son neveu à réfuter le témoignage de Benedetta. Quand Mercurio lui avait rétorqué que toute la ville savait qu’elle était la maîtresse de Rinaldo Contarini, Giustiniani avait répondu : « La vérité n’a pas la moindre importance. Ce qui compte, c’est ce qu’on affirme, en dépit même de l’évidence. Des jeunes gens de bonne famille, à Rome, sont ordonnés évêques ou cardinaux à quinze ans parce qu’un jour ils deviendront papes. On ne demande pas à ces jeunes gens ou à ces papes de ne pas avoir des bataillons de maîtresses ou de ne pas se livrer à la perversion, mais simplement d’affirmer le contraire. Et tout l’apparat est là pour le confirmer. Rappelle-toi : dans notre monde, la vérité est celle qu’écrivent les puissants. En soi, elle n’existe pas. »

Mercurio traversa la salle avec la démarche claudicante et incertaine du père Wenceslao, et alla jusqu’à la cage de Giuditta.

« Reste en arrière, prêtre, lui dit Lanzafame.

— Non, fit Giuditta, ça me fait p… Ça ne me gêne pas, ajouta-t-elle après un silence. »

Lanzafame la regarda, surpris.

« Qu’on introduise le prince Rinaldo Contarini », annonça le chancelier.

Tous se retournèrent.

« Ne sois pas imprudente », murmura Mercurio à Giuditta.

Elle s’appuya aux barreaux. Prit une longue inspiration. « C’est bon de sentir ton odeur, dit-elle tout bas.

— Arrête… »

Benedetta, pendant ce temps, s’était tournée vers la porte à sa droite.

Entra alors le prince, avec son allure bancale, accompagné de deux écuyers et vêtu comme toujours d’un blanc resplendissant.

La foule murmura, commentant son infirmité répugnante.

« Je n’admettrai pas de désordre », fit le patriarche d’une voix dure.

Les gens comprirent d’autant plus vite que tous les gardes et les soldats présents dégainèrent leur épée.

« C’est moi qui conduirai les débats, continua le patriarche, pour que le frère Amadeo da Cortona puisse se concentrer sur le procès en sorcellerie. »

Il attendit que son neveu soit assis dans le fauteuil apporté expressément. Le prince infirme regardait devant lui d’un air hautain.

Benedetta, pour la première fois de sa vie, éprouva une sorte de tendresse. Parce qu’elle vit, elle sentit que son amant avait peur. Peur du patriarche.

« Prince Contarini, commença le patriarche, cette femme, Benedetta Querini, a affirmé qu’elle était votre maîtresse. Cela correspond-il à la vérité ? »

Rinaldo Contarini se tourna à peine vers Benedetta, évitant son regard. Il respira profondément et dit de sa voix aiguë : « Non, Patriarche. »

« La pauvre, elle me fait de la peine », chuchota Giuditta.

Mercurio la regarda, étonné. Il ne vit pas dans ses yeux la haine qu’elle aurait dû éprouver. Il regarda Benedetta. Et s’étonna de ne pas éprouver lui-même de ressentiment à son égard. La voir là, tête baissée, lui faisait de la peine, à lui aussi. Tout le mal qu’elle avait tramé se retournait contre elle.

« Pouvez-vous nous dire si elle a quelque chose à voir avec vous ? », continua le patriarche.

Le visage du prince devint rouge. Sa bouche se contracta en grimace.

« La vérité est celle qu’écrivent les puissants, dit Mercurio tout bas.

— Quoi ? souffla Giuditta.

— Regarde-les, dit Mercurio entre ses dents, les yeux fixés sur la rangée de dames de la noblesse assises sur le premier banc. Ils sont tous en ordre de bataille pour défendre leur caste. Nous, la plèbe, nous les salissons, comme la boue ou le crottin.

— Tu sais maintenant ce que les Juifs ressentent tous les jours », chuchota Giuditta.

« Alors ? dit le patriarche. Nous attendons, prince. » Il y avait dans sa voix une dureté sans réplique.

Contarini se tourna d’un coup vers Benedetta. Il soutint son regard un instant.

Elle lui sourit, avec bienveillance, espérant le mettre de son côté. Mais ce sourire la perdit.

Le prince se sentit encore plus humilié. La colère lui serra la gorge. « Je ne me souviendrais pas d’elle si elle n’avait pas inventé cette immonde affaire, s’exclama-t-il. C’est une servante du palais, une parmi tant d’autres. » De nouveau, il se tourna vers Benedetta. Il vit que son sourire avait disparu de son visage. Se dit qu’elle était belle. Et qu’elle avait été la meilleure de toutes pour interpréter le rôle de sa sœur morte. Aucune autre ne s’était balancée de manière aussi sensuelle sur la balançoire de sa chambre à coucher. Il serait difficile d’en trouver une comme elle. Il mentit : « Cette personne ne compte en rien.

— Comment se fait-il qu’elle soit venue témoigner que…, commença le patriarche.

— Je n’en sais rien ! », l’interrompit le prince.

Le patriarche le regarda, courroucé.

« C’est une folle… elle a importuné toutes mes connaissances avec ses divagations. Elles sont d’ailleurs là pour confirmer mes dires, si besoin était. » Et le prince se tourna vers les dames de l’aristocratie assises au premier rang.

Benedetta reconnut la vieille dame qui lui avait demandé d’acheter les robes de Giuditta pour elle. L’autre lui renvoya un regard distant, hostile. Ils la rejetaient à la mer, tous.

On fit alors s’installer sur un banc la magicienne, Reina. Elle avait les poignets liés, les cheveux ébouriffés et le visage marqué par la douleur. Il était évident qu’on l’avait torturée et frappée.

Mercurio regarda Benedetta. À l’entrée de cette femme, elle s’était soudain figée. « Qui est-ce ? demanda-t-il tout bas à Giuditta.

— Je ne sais pas », répondit cette dernière.

Benedetta imagina aisément ce qu’on ferait dire à la magicienne. Elle croisa son regard. “Tout le mal qui est souhaité, un jour ou l’autre, nous revient”, avait-elle dit la première fois qu’elles s’étaient vues. Reina l’avait avertie, mais Benedetta ne l’avait pas crue. “Qu’il ne revienne pas sur moi mais sur la personne qui l’a souhaité”, avait ajouté Reina. Benedetta sourit tristement. Le mal, au bout du compte, était revenu sur toutes les deux. Alors, poussée par l’instinct plus que par le raisonnement, elle échappa à ses gardes et courut se jeter aux pieds du prince.

« Prince, pardonnez-moi, dit-elle en pleurant. Je demande votre pardon, je ne voulais rien faire de mal… je voulais simplement imaginer que j’étais à vos côtés… que j’étais à vous… Prince, je vous en supplie, je ne demande que votre pardon. » Elle le regarda et joua sa dernière carte. « Je me moque bien de tous les autres, prince ». Elle lança un regard rapide au patriarche, afin que Contarini n’ait aucun doute. « Le seul pardon qui m’importe, c’est le vôtre. »

“Très forte”, pensa Mercurio.

« Gardes ! », fit le patriarche.

Tandis que deux soldats s’emparaient d’elle et l’entraînaient sans ménagement, Benedetta croisa le regard du prince. Elle sut qu’elle avait agi comme il le fallait.