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« Patriarche, dit le prince, cette femme s’est malheureusement entichée de moi. Elle a menti, c’est vrai. Elle s’est fait passer pour ce qu’elle n’était pas, c’est vrai. Elle a risqué de couvrir de boue ma réputation et celle de ma famille… » Il se leva, tout bancal qu’il était, et tendit son bras difforme. « Pourtant je vous demande de vous montrer indulgent. Pour ce qu’il en est de moi et de mon nom, je n’ai pas l’intention de porter plainte, et j’espère que vous vous montrerez magnanime vous aussi. Il suffira de la mettre à la porte et de l’éloigner du palais. »

Le patriarche serra les poings. Son neveu tentait de lui forcer la main, mais il n’avait pas l’intention de céder.

« Il n’acceptera jamais… », murmura Giuditta.

Mercurio la regarda et vit qu’elle avait dans les yeux un chagrin réel. « Quel geste noble, intervint-il alors d’une voix forte, en s’écartant de la cage. Oui, quel geste noble », répéta-t-il. Il s’agita quelque peu, de cette manière maladroite qu’il avait trouvée pour caractériser le père Wenceslao. « Et voilà pourquoi un noble… est noble, je le comprends mieux à présent. »

La foule se tourna pour le regarder.

Giuditta aussi le regardait, sérieuse et fière.

Puis l’on se tourna à nouveau vers le patriarche.

« Certes, dit à contrecœur le chef du clergé vénitien, l’Église et Venise aimeraient pouvoir se montrer miséricordieuses. » Il regarda son neveu. Puis le père Wenceslao. Puis Benedetta. « Certes », reprit-il, d’une voix contractée par la colère. Il regarda les dames de l’aristocratie prêtes à se ranger à ses côtés, par intérêt de caste, et Reina la magicienne, que la violence et le pouvoir avaient fait plier. Il secoua la tête, essayant de cacher son agacement. Tout ce qu’il avait organisé dans les moindres détails n’avait plus aucun sens.

Giustiniani en revanche n’avait d’yeux que pour Mercurio. Ce garçon lui plaisait de plus en plus, et le surprenait. Il avait la vengeance à portée de main, il aurait pu écraser Benedetta comme un cafard et au lieu de cela il avait pris sa défense. Oui, il l’avait surpris. Cela valait la peine de l’aider. Il se pencha vers l’oreille du patriarche et murmura : « Vous êtes un démon. L’Église s’en sort la tête haute et votre famille aura la réputation d’être miséricordieuse. Compliments à vous et à votre neveu. Belle comédie. Vous l’avez bien instruit. »

Le patriarche se tourna. Giustiniani croyait-il que tout ceci faisait partie de son plan ? Brusquement, la situation lui parut tout autre. Et même, à son avantage. Le patriarche se leva. « Que la miséricorde triomphe, dit-il avec emphase. Vous êtes acquittée, jeune fille. » Il regarda les gens, pendant qu’il se préparait à prononcer une phrase qui allait être un ordre. « Je ne sais pas qui dorénavant vous donnera du travail », et il laissa les mots en suspens pour que tous en comprennent bien le sens, « mais vous êtes acquittée. Remerciez la magnanimité du prince… qui est celle de toute la famille Contarini. »

Benedetta sentit la vie recommencer à couler dans ses veines. Elle s’inclina et tandis qu’on l’emmenait, croisant le père Wenceslao, elle lui demanda à voix basse « Pourquoi ? » Elle n’arrivait pas à croire que l’homme qui l’avait traînée dans la boue ait pu la relever de terre.

Le dominicain la regarda de ses yeux aveugles et ne répondit pas. Puis il se tourna vers Giuditta.

Elle, imperceptiblement, lui sourit.

Les gardes poussèrent Benedetta à l’extérieur.

Mercurio la regarda disparaître. Il se rendit compte qu’il n’était plus attiré par elle, et se sentit libre.

On entendit de nouveau résonner les clochettes.

« Demain seront prononcées les plaidoiries finales, annonça le chancelier.

— Demain, Venise, justice sera faite », dit le patriarche, encore debout. Il écarta les bras et traça dans l’air la bénédiction pastorale.

La foule réunie était indécise, ne sachant si elle devait être satisfaite ou déçue. Comme si le spectacle, car c’en avait été un, était suspendu à mi-chemin, soudainement interrompu.

« Patriarche, laissez seulement cette femme dire ce pour quoi elle est ici », s’exclama alors le Saint, comme s’il avait deviné qu’il fallait réchauffer l’atmosphère. Il courut presque jusqu’à la magicienne et pointa le doigt sur elle, en fronçant les sourcils et en grinçant des dents. Il se tourna vers le patriarche qui acquiesça après un instant d’hésitation. Le Saint prit alors la magicienne par le bras et la fit se lever. Il l’amena au centre de l’estrade et la tourna vers la foule, la montrant telle qu’elle était, ébouriffée, hâve, les poings liés. « Parle, allez ! »

Reina la magicienne ouvrit la bouche, obéissante. Les fers rougis, la nuit même, lui avaient appris ce qu’elle devait dire. Ce qu’on voulait qu’elle dise. « Benedetta Querini est venue chez moi chercher un… poison pour Giuditta da Negroponte », dit-elle.

La foule devint muette. Quelques vieilles femmes firent un signe de croix.

« Je lui ai répondu que… je ne faisais pas ces choses-là… Mais elle était obsédée. Elle est revenue me voir encore et encore… on aurait dit qu’elle était folle.

— Et quelle fut votre pensée ?

— J’ai eu la certitude qu’elle était… ensorcelée.

— Ensorcelée ? Et comment ? feignit de s’étonner le Saint.

— Parce que son obsession ne se déclarait que lorsqu’elle portait les robes de la Juive », répondit la magicienne en désignant Giuditta.

La foule murmura, stupéfaite.

Mercurio regarda Giuditta avec inquiétude.

« Demain la décision sera prise de brûler la chair d’une sorcière ! », hurla le Saint.

Alors la foule se ranima. Le spectacle recommençait. De nouveau, le frisson de la mort parcourut la grande salle du collège canonique. Et chacun se sentit plus vivant.

Shimon, suivant du regard Mercurio qui boitait, recommença à sourire. Peut-être le public aurait-il une autre surprise, demain. Peut-être n’y aurait-il qu’une seule plaidoirie. Celle de l’accusation.

Et un cadavre de plus.

89

Ce soir-là, à l’hôpital, l’atmosphère était un mélange d’inquiétude et d’excitation.

« Demain », répétait Isacco sans pouvoir rien dire d’autre. Mais dans ses yeux brillait l’espoir.

« Comment va Giuditta ? demanda Mercurio à Lanzafame. Comment a-t-elle pris ce qui s’est passé ?

— Bien, dit le capitaine. Et elle t’envoie ses pensées. Elle est confiante. Pour la première fois depuis son arrestation, je la vois confiante. Elle a changé depuis le jour où son imbécile de défenseur l’a vue… Et dire qu’il voulait la convertir. Je l’ai entendu de mes propres oreilles. Et il lui a même donné une claque, sa lèvre saignait…

— Mais il a lancé une attaque terrible contre cette pute de… » Isacco porta la main à sa bouche, regardant les prostituées autour de lui. « Excusez-moi. »

République se mit à rire, de sa voix sensuelle.

« Les vraies putains, c’est ces femmes-là », dit la Cardinale avec sérieux.

Et toutes acquiescèrent.

« En tout cas ensuite, il l’a sauvée, fit Lanzafame. Mais il a laissé ce Saint démoniaque faire son numéro. J’ai pas confiance.

— On ne comprend pas si c’est un connard ou un gros malin, dit Isacco.

— Il ne s’attendait pas au numéro de frère Amadeo, murmura Mercurio d’une voix rauque. C’était visible. Il ne savait pas qui était cette femme.