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Scarabello se tourna pour le regarder et ne dit rien.

Mais Giustiniani sut qu’il était là, avec lui.

Scarabello acquiesça doucement. Avec sérieux.

Alors Giustiniani lui ôta délicatement l’oreiller de sous la tête.

Scarabello lui sourit. Avec un regard reconnaissant et plein d’amour. Puis il ferma les yeux et attendit.

Giustiniani, tandis que sa vue se voilait, posa l’oreiller sur le visage de Scarabello et commença d’appuyer.

Scarabello ne se rebella pas. À la fin seulement, il tendit la main et la lui serra autour du poignet. Mais pas pour se défendre. Ni pour l’arrêter. Juste pour le toucher. Une dernière fois.

Puis son corps eut un sursaut et il ne bougea plus.

Giustiniani enleva l’oreiller et le remit sous sa tête. Il peigna ses beaux cheveux d’un blanc éclatant et resta là, immobile, anéanti par la douleur, serrant la main inerte de Scarabello, jusqu’au moment où il sentit que l’homme qu’il avait toujours aimé devenait froid.

Alors, comme un fantôme, il se traîna hors de l’hôpital.

90

La barque de Tonio et Berto s’amarra près du squero de Zuan dell’Olmo en pleine nuit. Mercurio descendit d’un bond. Ses pieds s’enfoncèrent dans la boue de la rive. Tonio le suivit pendant que Berto amarrait la barque à un pieu.

En dépit de l’heure tardive, le squero était éclairé de plusieurs grands feux de bois, et l’on entendait brailler des chants.

Quand Mercurio, Tonio et Berto se furent éloignés de la barque, Zolfo rabattit la couverture dans le poste avant et descendit à terre. Il avançait prudemment, se déplaçant d’un coin à l’autre des nombreuses baraques qui se dressaient aux alentours, se baissant derrière les palissades des jardins, se cachant derrière les arbres. Il n’avait pas peur d’être découvert par Mercurio. Il n’était pas la proie mais le prédateur. Il était à la chasse.

Car Zolfo cherchait le marchand juif qui avait tué Ercole.

Il comprenait enfin que ce n’étaient pas les Juifs qu’il haïssait mais cet homme-là. Il aurait pu être turc, musulman, chrétien, cela revenait au même : c’était l’assassin d’Ercole qu’il haïssait. Il remerciait le ciel et le destin que cet homme soit encore vivant. Parce que maintenant, il avait les idées claires. Et il avait un but.

Il se recroquevilla dans un coin sombre et se prépara à attendre.

Plus loin, sur la cale de halage du squero, il vit des feux, des gens, plein de gens, qui buvaient et faisaient la fête. Ils regardaient un grand navire qui se balançait paresseusement sur l’eau.

« Vous avez fait un travail extraordinaire », dit Mercurio à Zuan en admirant la coque brillante, les mâts droits, les voiles sur les vergues.

Mosè l’avait accueilli en aboyant.

Zuan but une longue gorgée d’une carafe de vin qu’il passa à Mercurio.

« Merci, je ne bois pas », dit celui-ci. Puis il regarda autour de lui. Il vit beaucoup d’hommes d’un certain âge. « Et ton équipage, où est-il ? », demanda Mercurio, craignant déjà la réponse.

De fait, Zuan lui désigna les hommes qui étaient là.

« On dirait un hospice », dit Mercurio.

Zuan, au lieu de se vexer, éclata de rire. « Ces marins-là sont les plus expérimentés de tout Venise. »

Mercurio continuait de les regarder, préoccupé. « Je n’en doute pas. Avec tous les hivers qu’ils ont traversés, manquerait plus qu’ils n’aient pas d’expérience… »

Zuan rit de nouveau. Il était un peu ivre. Il leva sa carafe en direction de ses hommes et ceux-ci répondirent en levant les leurs. Puis il se tourna vers Mercurio. « Ces marins-là ont navigué en croyant que le monde finissait là-bas… à l’horizon de l’océan… » Il pointa le doigt vers l’ouest. « Et puis voilà qu’on s’est mis à raconter qu’il y avait un Nouveau Monde… » Il les montra. « Regarde-les, ils seraient prêts à payer pour le voir. Ils sont heureux comme des gamins. Malgré les douleurs de l’âge, tu ne pourrais pas trouver de meilleur équipage. La joie, c’est comme avoir le vent en poupe…

— Qui te dit que nous ferons route vers le Nouveau Monde ?

— Mon garçon, tu as monté un truc trop gros pour t’arrêter en Turquie ou en Afrique ou même en Chine, dit Zuan en riant. Trop gros.

— Le bateau y arrivera ? demanda Mercurio.

— Shira nous emmènera où nous lui dirons de nous emmener, répondit fièrement Zuan.

— Shira ? dit Mercurio, qui entendait pour la première fois le nom de la caraque. C’est quoi ce nom ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— J’en sais rien, fit Zuan. Mais te mets pas en tête de le changer. Ça porte malheur. Tu lui ôterais son âme.

— Si tu le dis. Mercurio haussa les épaules.

— Hier, pendant qu’on la mettait à l’eau, Mosè a levé la patte et lui a pissé dessus. » Il se tourna vers le chien et lui donna une gentille tape sur la tête. « Et ça, ça porte bonheur. »

Mosè aboya, tout content.

« Couillon », lui dit Zuan.

Mosè aboya plus fort.

Zuan et Mercurio se mirent à rire.

« Demain ? demanda ensuite Zuan.

— Je ne sais pas, vieux. Mais dis à tes hommes de se tenir prêts.

— Ils le seront », dit Zuan. Il se tourna vers les marins. « Bande d’ivrognes ! cria-t-il. Rentrez chez vous ! Et que ceux qui y arrivent encore baisent leur femme, cette nuit. Parce que pendant un bon bout de temps vous n’en verrez pas, des femmes ! »

Ce fut un chœur d’éclats de rire. Puis les marins se dirigèrent vers leurs habitations. Beaucoup chancelaient, ivres.

« Je répète, on dirait un hospice, dit Mercurio.

— Un marin, ça se juge en mer, pas à terre, fit Zuan. Et toi, la mer, t’y connais foutre rien… je répète. »

Mercurio sourit. Il fit un signe à Tonio et Berto, pour s’assurer qu’ils suivraient le trajet de Lanzafame et de Giuditta le lendemain matin, comme chaque jour. Puis tous se saluèrent.

Quand le squero fut désert, Mercurio et Zuan descendirent le long de la cale de halage et restèrent là, debout, à regarder la caraque.

« Elle est belle, hein ? », dit le vieux, avec fierté.

Mercurio acquiesça, sérieux. « Oui. Elle est très belle.

— Les gens disent que la Juive peut s’en sortir.

— Tu peux arrêter de l’appeler la Juive ?

— Elle est pas juive ? »

Mercurio secoua la tête. « D’accord, appelle-la comme tu veux, vieux bouc. » Il le regarda. « Qu’est-ce que ça veut dire qu’elle peut s’en sortir ? Ils croient qu’elle est coupable ou qu’elle est innocente ?

— Parfois je m’étonne de voir comme t’es con, mon gars, soupira Zuan. Les gens s’en fichent de savoir si la Juive est coupable ou innocente, comme ils s’en fichent de savoir si une chose est vraie ou non. Tout le monde le sait, que ce procès, c’est une farce…

— Et alors ?

— Le peuple l’a compris depuis longtemps, que la justice est une connerie inventée pour les jobards.

— D’accord. Et alors ?

— Et alors ils parient sur le fait que la Juive s’en sortira.

— Ils parient…, dit Mercurio avec une pointe d’amertume.

— Bien sûr, fit Zuan. C’est très sage de parier.

— Sage ? demanda Mercurio, sarcastique.

— Sage, oui, monsieur je-sais-tout. Quand tu es un crève-la-faim, ta vie tient à un coup de dés… donc oui, c’est plus sage de pas la prendre trop au sérieux. » Il vit que Mercurio avait l’air préoccupé. Il lui tapa sur l’épaule. « Les gens, ils trouvent le père Wenceslao plus sympathique que ce Saint fanatique. Et ça, ça compte beaucoup. »