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Mercurio respira à fond, comme s’il manquait d’air.

Zuan sourit. « C’est comme si c’était fait. Aie confiance.

— Oui… dit Mercurio d’une voix faible.

— Tu sais déjà ce que tu vas dire demain ? demanda Zuan.

— Plus ou moins…

— Parle avec le cœur, mon gars. Parle aux gens. C’est pas une question de justice. Enflamme-les. Amène-les de ton côté. C’est ça le jeu. Si t’as plein de gens de ton côté, pour les puissants c’est plus difficile de s’en foutre.

— Oui…

— Quoi, oui ? T’as rien écouté de ce que je t’ai dit, hein ?

— Non, dit Mercurio en riant. Excuse-moi.

— Va te faire foutre, mon gars. Je vais dormir.

— Te vexe pas…

— Allez, Mosè, fit le vieux marin en s’acheminant vers la baraque. Va dormir, toi aussi. Demain sera une dure journée.

— J’ai pas sommeil.

— Alors je te le redis : va te faire foutre », dit Zuan, et il partit en riant.

Mercurio aussi se mit à rire. Puis il s’assit sur le rebord du squero et resta là, les jambes pendantes, à regarder son navire.

« Shira…, dit-il tout bas. Ça me plaît. » Il observa la coque brillante. Essaya de sourire. Mais il sentait le poids du lendemain sur ses épaules. Il avait peur de se tromper, de ne pas réussir à sauver Giuditta. Tout dépendait de lui. Il posa la main sur sa poitrine. Prit une respiration profonde. Déplaça son regard juste un peu sur la gauche, vers la lagune. La lune pleine dessinait les contours de l’île de San Michele. « Merde, j’ai toujours pas appris à te prier, saint Michel Archange… », dit-il. Il se donna une claque sur la cuisse, en levant les yeux. « Pardon, je voulais pas dire “merde”… » Il regarda de nouveau l’île. Il ajouta : « Aide-moi… »

Il entendit un bruit derrière lui. Il ne se retourna pas « Tu n’arrives pas à dormir toi non plus, maudit vieux ? »

Personne ne répondit.

Alors Mercurio se retourna, alarmé. Il scruta la nuit, éclairée par la pleine lune et les feux qui s’éteignaient lentement. Il ne vit personne. Il soupira. Regarda de nouveau vers la caraque.

Et de nouveau entendit un bruit.

Il se leva d’un bond. Le squero était désert. Mais Mercurio se sentait agité. « Calme-toi », se dit-il. Il regarda encore alentour. Rien. Se tourna vers la cabane de Zuan. Pensa qu’il ferait mieux d’aller dormir. Le vieux avait raison.

Il remonta la cale de halage la tête basse, songeur.

Tout à coup, au sommet de la pente, il vit devant lui des bottes noires.

Il fit un bond en arrière, effrayé.

Pas assez vite.

Une lame brilla dans la nuit. Rapide comme la griffe d’un chat.

Mercurio sentit un coup sur son flanc gauche, comme un coup de poing. Puis une chaleur, comme si on y avait mis le feu. Et une douleur qui lui enleva toute force dans les jambes et lui brouilla la vue. Il se rendit compte qu’il allait tomber mais quelque chose le maintenait debout. Il comprit que c’était l’homme qui l’avait poignardé, et qui faisait tourner la lame dans la plaie. Il essaya de voir qui c’était mais n’y parvint pas. La nuit s’était remplie de mille lueurs.

Puis l’homme retira la lame et Mercurio tomba, comme un sac.

Il n’arrivait pas à bouger. Il n’arrivait pas à fuir, il n’arrivait pas à penser.

L’homme fut sur lui. Il enleva sa capuche noire.

Mercurio ne le voyait pas encore.

L’homme poussa un cri effrayant, comme un sifflement, en approchant son visage du sien.

Alors Mercurio le reconnut. « Toi… balbutia-t-il. T’es pas… mort. Je… t’ai pas… tué », dit-il.

Puis il vit que Shimon levait son couteau.

À ce moment-là, on entendit un grognement féroce.

Mosè bondit et mordit le bras de Shimon.

Le couteau tomba.

Shimon, une expression de douleur et de rage sur le visage, attrapa le chien par le cou et la queue. Il le souleva de terre, tourna sur lui-même et le lança contre un des montants du squero.

Mosè vola dans les airs et heurta avec violence le gros poteau carré de bois de hêtre. On entendit un bruit sourd, puis un glapissement.

Shimon regretta de ne pas avoir tué le chien. Il lui avait fait grâce, et c’était une erreur. Il se tourna pour reprendre son couteau.

À ce moment précis, il se retrouva face au visage d’un gamin, contracté par la haine.

« Salaud », dit Zolfo tandis qu’il lui enfonçait le couteau dans l’estomac. « Salaud », répétait-il en retirant la lame pour la lui enfoncer à nouveau dans le ventre.

Les yeux de Shimon s’exorbitèrent. Il ne sentait pas encore la douleur. Il était juste envahi par la stupéfaction. “Non”, pensait-il. Il se tourna vers Mercurio qui essayait de se relever. Il sentit la lame du couteau lui entrer dans le dos. “Non”, pensa-t-il, tombant presque sur Mercurio.

« Salaud… salaud… », répétait Zolfo qui pleurait, bavait, grognait comme un animal enragé. Il continuait de plonger son couteau dans le corps de Shimon.

« Arrête…, dit Mercurio en tendant la main vers lui. arrête… Zolfo… arrête-toi… »

Zolfo fit un pas en arrière. La lune faisait briller le sang qu’il avait sur les mains. Il lâcha le couteau. Et finalement fondit en larmes. Comme jamais il ne l’avait fait depuis la mort d’Ercole.

« Zolfo… », dit doucement Mercurio. Il ne sut rien ajouter d’autre. Il se tourna vers Shimon, qui le regardait : un filet de sang sortait par sa bouche. Il s’approcha. « Pardonne-moi… lui dit-il. Pardonne-moi… »

Shimon le regarda, étonné. Il n’avait pas peur de mourir. “C’est donc aussi simple ?”, se demanda-t-il. Il éprouva une grande paix. Il se sentit enveloppé d’un silence réconfortant et se rendit compte que plus rien ne lui importait de ce garçon qui avait été le but de sa vie récente. Il ne le haïssait plus. Il y avait un beau silence dans son cœur, enfin. Il sourit. Et il mourut.

Dans la nuit, on n’entendait plus que les pleurs étouffés de Zolfo.

« Tu m’as… sauvé… », dit Mercurio.

Zolfo le regarda, comme s’il ne comprenait pas. « Moi ? », dit-il.

Mercurio porta la main à son flanc. L’appuya sur la blessure. Gémit. Puis montra le cadavre de Shimon. « Il faut qu’on le fasse disparaître. »

Zolfo acquiesça tout en continuant à fixer ses mains couvertes de sang.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Zuan depuis le seuil de sa baraque.

— Rien, répondit Mercurio.

— Mosè est là ? Il va bien ? demanda le vieux, une pointe d’angoisse dans la voix. J’ai rêvé que… »

Mercurio vit que Mosè se relevait, en boitant.

« J’ai rêvé qu’il couinait…

— Il va bien, dit Mercurio. Il s’est pris une torgnole… par un chat…

— Grand couillon de chien », maugréa Zuan. Puis, tandis qu’il rentrait dans la baraque, il dit : « Viens dormir, mon gars.

— Oui… »

91

« La parole est à la défense », annonça le chancelier.

La foule se tourna vers le père Wenceslao.

Mercurio était tête basse, coudes posés sur la table. Immobile.

Le patriarche le regarda. Giustiniani aussi, les yeux rouges, brouillés par la douleur depuis la mort de Scarabello.