Elle fut aussitôt près de lui. « Mercurio… », dit-elle.
À ce moment-là, un des soldats de Lanzafame qui surveillait leurs arrières cria « Halte-là ! »
Tous se retournèrent.
C’était Benedetta. Elle fit un pas en avant, regardant Giuditta.
« Va-t-en ! dit Mercurio, en essayant de marcher.
Benedetta ne le regardait pas. Elle continuait de fixer Giuditta, la bouche ouverte, comme si elle voulait dire quelque chose.
Tous la regardaient.
« Je regrette…, dit Benedetta.
— Ne l’écoute pas, Giuditta ! fit Mercurio. Va-t-en, Benedetta… Ça ne t’a pas suffit ce… ce que tu as fait… ? Chassez-la… »
Benedetta avait toujours les yeux fixés dans ceux de Giuditta. On aurait dit deux blessures sombres, emplies de douleur.
Giuditta non plus ne pouvait détacher d’elle son regard. Elle posa la main sur la poitrine de Mercurio, comme si elle voulait le faire taire.
« Je regrette… répéta Benedetta tout bas.
— C’est pas… vrai ! », s’exclama Mercurio, qui essayait d’attraper la main de Giuditta et de la secouer.
« Je ne peux plus rien faire… regarde-moi… », dit Benedetta en se retournant un court instant vers Mercurio, ouvrant les bras comme pour montrer sa nouvelle misère.
Giuditta hocha la tête. Doucement, juste une fois.
Benedetta sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle les retint. Hocha la tête elle aussi, une fois, avec le peu de dignité qui lui restait, puis dit du bout des lèvres : « Merci ».
Giuditta la fixa encore un instant, sans colère, sans rancœur. Elle se sentit soudain libérée. Alors elle se tourna vers Mercurio et lui sourit, pleine d’espoir.
Quand Benedetta vit à quel point ils étaient unis, elle eut un coup au cœur et commença à reculer, lentement. Puis elle se retourna et s’éloigna.
« Chargez-le dans la barque, vite », dit Lanzafame en désignant Mercurio.
Les soldats le transportèrent à bord, suivis d’Isacco, Giuditta, Zolfo et Zuan.
Mais Zolfo continuait de regarder Benedetta qui s’éloignait. Tandis qu’on larguait les amarres, il se rappela le temps où ils étaient arrivés tous ensemble à Venise, après s’être enfuis de Rome. Il se rappela qu’à Mestre, quand il avait décidé de partir avec le frère Amadeo, Benedetta n’avait pas hésité : elle avait sauté de la barque pour le suivre et l’arracher aux griffes du frère. Il se rappela qu’à cette époque-là Benedetta était différente, avec un regard autre. Et se dit que peut-être ses yeux allaient redevenir comme avant.
Alors, sur une impulsion, il sauta sur le quai.
« Zolfo… qu’est-ce que… tu fais ? », dit Mercurio.
Zolfo le regarda : pour la première fois depuis si longtemps, il y eut dans ses yeux une lueur d’espérance. Peut-être que Benedetta et lui pourraient recommencer ensemble. Il regarda vers la calle dei Fuseri. Benedetta marchait lentement, les épaules courbées. « Elle est toute seule, Mercurio, dit-il en hochant la tête en signe d’excuse. Elle a besoin de moi… »
Mercurio acquiesça, ému. « Vas-y… », dit-il.
Les yeux de Zolfo se remplirent de larmes. Il articula : « Merci.
— Cours… », lui dit Mercurio.
Zolfo sourit puis se sauva, courant sur la boue séchée par la chaleur de l’été. Il cria : « Benedetta, attends-moi ! »
Mercurio se tourna vers Giuditta, qui le regardait. Et il sut ce qu’elle pensait. Elle aussi se rappelait le jour de leur arrivée à Mestre, quand il avait sauté à l’eau en la laissant sur l’embarcation des héros de Marignan pour rester avec ses compagnons de voyage. Elle hocha la tête. « Non, cette fois je ne sauterai pas…, souffla Mercurio.
— Tu en serais bien incapable », dit Lanzafame en riant, tandis que la barque s’écartait du quai.
Mercurio ne rit pas. Il se perdait dans les yeux de Giuditta. « Parce que maintenant je sais où est ma place. »
Giuditta lui prit la main. Elle regarda au fond de la calle dei Fuseri où Zolfo avait rejoint Benedetta. Ils étaient arrêtés et semblaient parler avec animation.
« Que vont-ils faire maintenant ? demanda Giuditta.
— Des arnaques, du vol », dit Mercurio avec une pointe de légèreté et de complaisance dans la voix. Il ôta sa perruque avec sa fausse tonsure. « C’est tout ce que nous savons faire…
— Montre-moi ça, dit Isacco. Et puisqu’on en parle, ferais-tu confiance à un faux docteur ?
— Plus qu’à un vrai… », répondit Mercurio, qui s’étendit.
Avec un couteau, Isacco coupa sa tunique sur le côté. Il regarda la blessure et hocha la tête.
Les yeux de Giuditta se remplirent de larmes.
« Qui diable t’a fait ce bandage ?
— Moi, fit Zuan.
— Continue à faire le marin, ça vaudra mieux », maugréa Isacco.
La barque avait pris de la vitesse. Elle filait le long du rio San Mosè et en quelques instants se retrouva sur le Grand Canal. Ils virèrent à bâbord pour se diriger vers la riva degli Schiavoni.
« Le garçon doit être pansé et recousu, dit Isacco au capitaine. Il faut aller à Mestre, à l’hôpital.
— N’y pense même pas, docteur, répondit le capitaine.
— Si, il le faut, dit Giuditta.
— Non, répéta Lanzafame. On ne va pas se balader dans Venise avec toi, il n’en est pas question. Dans pas longtemps, quand ils verront qu’on n’arrive pas à la prison, ils lanceront une vraie battue.
— Mais…
— Il n’en est pas question, dit sèchement Lanzafame. Maintenant, on va au bateau. Puis le docteur ira avec ces deux bonevoglies à Mestre où il prendra ce qu’il lui faut, et il reviendra. S’il y a une chance de ne pas se faire rattraper, c’est la seule. Tout autre plan est exclu. » Il regarda Mercurio. « J’ai pas raison, mon gars ?
— Parfait… » Mercurio releva la tête et se tourna vers Tonio et Berto. « C’est le moment de montrer qui vous êtes », dit-il. Puis, avec le peu de souffle qui lui restait, il s’essaya à crier : « Ramez ! ».
Tonio et Berto firent grincer les rames tant ils mettaient de force dans la vogue, arquant leur dos puissant.
Ils venaient à peine de débarquer leur chargement humain au squero de Zuan qu’ils étaient déjà repartis avec Isacco seul à bord.
On transporta Mercurio, dont Giuditta ne lâchait pas la main. On l’étendit sur le pont de la caraque.
Mosè tournait autour de Mercurio, hurlait à la mort et remuait doucement la queue.
Zuan avait eu juste le temps de faire monter à bord tout son vieil équipage, et les bonevoglies recrutés avaient à peine plongé leurs rames dans l’eau, que Tonio et Berto étaient déjà de retour.
À bord, il y avait aussi Anna, pâle et épouvantée.
« J’ai pas réussi à la faire rester là-bas, mon garçon, je suis désolé », plaisanta Isacco en grimpant sur le pont du navire avec sa trousse à instruments, et un grand sac rempli d’herbes médicinales et d’onguents.
Giuditta était toujours près de Mercurio, malheureuse.
« Ils sont fous à Venise ! dit Tonio. Quel bordel ! La moitié des Vénitiens voudrait rattraper la sorcière et l’autre moitié la cacher dans sa propre maison. »
Isacco ouvrit sa trousse.
« Mon petit », dit Anna effrayée en s’agenouillant à côté de Mercurio.
Il lui sourit faiblement.
Anna tourna son regard vers Giuditta, qu’elle voyait pour la première fois. C’était donc la jeune fille pour laquelle Mercurio avait changé le monde. Elle se dit qu’elle avait de la chance. Si elle n’avait pas eu un mari comme le sien, elle l’aurait enviée. Au lieu de cela, en voyant comment Giuditta regardait Mercurio, le léger sourire qu’elle avait sur les lèvres s’élargit. Elle lui ouvrit son cœur. « Si tu ne le sauves pas, plus question d’hôpital, pour toi. Dieu m’en est témoin, dit Anna à Isacco.