— Arrête donc, espèce de casse-pieds, répondit celui-ci d’un ton bourru. Laisse-moi travailler. »
Anna fit un signe de croix, ferma les yeux et commença à prier.
Mercurio sentit l’aiguille de suture lui entrer dans la chair et cria.
Mosè fit un bond en arrière, en aboyant de peur.
« Exagère pas, mon garçon, fais pas ta fille », dit Isacco. Il se tourna vers Lanzafame et ses soldats. « Il ne le savait pas, lui, que je suis un boucher. »
Lanzafame se mit à rire.
Mosè regardait le docteur et grognait tout bas.
« J’ai encore des points à faire. Alors arrête de pleurnicher. Serre les dents. Et dis à ce chien d’éviter de me mordre, s’il te plaît.
— Calme, Mosè… », dit Mercurio. Le chien s’assit près de lui et lui lécha le visage. Mercurio sentit l’aiguille entrer dans sa chair, gémit en serrant la main de Giuditta.
« Tâche de ne pas briser la main de ma fille, ajouta Isacco.
— Va te faire foutre, docteur », dit Mercurio.
Quand il eut fini, Isacco étendit un onguent d’achillée et de prêle sur la blessure, pour arrêter l’hémorragie. Puis il appliqua un emplâtre de racine de bardane et de calendula pour la cicatrisation. « Tu as bien regardé ? demanda-t-il à Giuditta. C’est toi qui devras le faire, tous les jours, jusqu’à ce que la blessure soit guérie. »
Giuditta acquiesça. Isacco lui confia les pots contenant l’onguent et l’emplâtre. Puis il lui donna deux petites bouteilles. « Encens et griffe du diable. Tu le dissous dans une tasse de bouillon ou même seulement dans de l’eau chaude. Ça servira à combattre la fièvre.
— D’accord…, dit Giuditta d’une voix faible.
— Il ne va pas mourir, mon petit, lui chuchota Isacco à l’oreille. Mais ne le lui dis pas, sinon il recommencerait à bouger trop vite, tu comprends ? »
Giuditta fondit en larmes et se jeta au cou d’Isacco. « Oh, père…
— Oh, fille ! fit Isacco en écho, l’écartant de lui. C’est quoi tous ces chichis ? » Mais bientôt ses yeux aussi se remplirent de larmes. Il cogna du poing avec colère contre le pont du navire. « Du diable ! Tu vois ? Tu es contente ?
— Père, dit Giuditta en souriant derrière ses larmes, tu es mal dégrossi et insupportable. » Elle le prit dans ses bras. « Mais je t’aime tellement… tellement… » Elle se détacha de lui. « Donc, tu ne viendras pas avec nous ? »
Isacco baissa les yeux. « Ma petite fille… Je…
— Quand un oiseau apprend à voler, il quitte le nid. C’est comme ça que ça doit se passer, dit Mercurio.
— C’est quoi ces conneries, mon garçon ? », fit Isacco.
Mercurio rit et regarda Anna, qui vint près de lui. Elle caressa ses cheveux collés par la sueur.
Puis elle tendit la main et prit celle de Giuditta. Elle la regarda en silence, acquiesçant de la tête.
Giuditta était toute raide, comme si elle craignait le jugement d’Anna.
« Mercurio m’avait dit que tu étais belle… », commença Anna. Mais elle s’interrompit aussitôt. Elle leva les yeux au ciel, secouant la tête. « Oh, je ne sais pas quoi dire ! Dans ces moments-là on croit toujours qu’il faut trouver quelque chose de spécial à dire… » Elle sourit, embarrassée. « Même une femme ignorante comme moi s’imagine pouvoir… Ma pauvre Anna, va donc au diable ! », ajouta-t-elle tout bas. Elle attira Giuditta contre elle. « Laisse-moi te serrer dans mes bras, ma petite fille. Laisse-moi te serrer dans mes bras et c’est tout. »
Giuditta s’abandonna à l’étreinte, gauchement.
« Tu n’es pas une petite fille, je le sais bien », lui murmura Anna à l’oreille. Elle l’écarta et la regarda dans les yeux. « C’est que nous avons plus peur pour vous que vous-mêmes, mes enfants. Je suis désolée », dit-elle d’une voix qui se brisait.
Alors Giuditta, tout à coup, l’embrassa sur la joue. Trois fois. « Une fois pour ma mère, parce que je n’ai jamais pu le faire. Une pour ma grand-mère, parce que je voudrais pouvoir encore le faire. Et une pour la mère de Mercurio, parce que je sais combien je te dois », lui dit-elle.
Anna rougit, baissa les yeux et se tourna vers Mercurio.
« À présent je suis plus tranquille, lui dit-elle en cherchant à se donner une contenance. Elle prendra soin de toi. »
Giuditta sentit son estomac se nouer. Elle essaya de cacher les émotions qui la traversaient.
Anna évita de la regarder parce qu’elle savait qu’elle ne résisterait pas, elle non plus, à l’émotion. Elle caressa presque avec fureur le front de Mercurio. Puis devint sérieuse. « Tu es brûlant, dit-elle d’un ton chagrin.
— Évidemment, il a de la fièvre, s’exclama Isacco. Tu parles d’une découverte ! »
Anna regarda Giuditta. « Tu as bien de la chance de partir, lui dit-elle. Pense à nous qui devons rester avec lui. »
Giuditta rit, mais l’instant d’après elle pleurait. Elle étreignit son père.
Isacco la tint serrée fort. « Tu es ma petite fille, lui dit-il tout bas dans l’oreille. Ne l’oublie jamais. Tu es ma petite fille. »
Giuditta sanglota.
« Je suis désolé de jouer les trouble-fêtes mais si nous ne commençons pas à bouger, ils nous trouveront », dit Lanzafame.
Isacco se détacha de Giuditta et le regarda. « Vous avez dit nous, capitaine ? demanda-t-il, étonné.
— J’ai trahi Venise, docteur. Je ne regrette pas de l’avoir fait… mais franchement je voudrais garder ma tête accrochée à mon cou pendant quelques années encore. » Il regarda Mercurio et la chiourme. « Et puis, ces gens ont besoin de quelqu’un qui sache manier une épée. »
Isacco ressentit une profonde douleur. « Alors, aujourd’hui je vous perds aussi. Je vous confie ma fille, dans ce cas », ajouta-t-il en désignant Giuditta.
Lanzafame acquiesça, sérieux. « J’ai une dette envers toi, docteur. Tu m’as guéri.
— De quoi ? fit Isacco, étonné.
— De l’esclavage du vin.
— C’est vous qui avez tout fait, capitaine, répondit Isacco.
— Non. Tu m’as donné la méthode.
— Un jour après l’autre…, sourit Isacco avant d’acquiescer, satisfait. Ça marche, hein ?
— Ça marche. »
Les deux hommes se regardèrent longuement, dans le silence général. Tous sentaient la force et la noblesse de cette amitié.
« Mets ça à ton cou », dit Zuan, qui surgit du néant.
Mosè aboya, tout content.
Isacco se tourna et resta bouche bée. « Je ne peux pas y croire… »
Zuan tenait à la main un lacet de cuir usé et noirci par le temps. Suspendu à ce lacet, un sachet de cuir encore plus crasseux.
« Je ne peux pas y croire… », répéta Isacco.
Giuditta sourit, tout aussi étonnée.
« Tes médecines, c’est rien comparé à cette amulette, dit fièrement Zuan à Isacco. Celui qui l’a faite, c’est un vrai médecin avec des couilles, pas un type comme toi. Grâce à ça, j’ai jamais eu le scorbut, pendant toutes ces années de navigation. Ça s’appelle…
— …le Qalonimus, murmura doucement Isacco.
— Ah, tu le connais toi aussi, hein ? dit Zuan, satisfait. Puis il se tourna vers Mercurio. Tu dois savoir que cette amulette miraculeuse a été inventée par un médecin qui avait recueilli les dernières volontés d’une sainte martyrisée par les barbares, et donc…