Benedetta et Zolfo regardèrent autour d’eux et virent Giuditta entre deux rangées de caisses. La jeune fille leur lança un sourire incertain. Elle fit un pas en avant et prit un plat cabossé, en fin métal. Elle le tendit aux nouveaux arrivants.
« Bœuf salé et pain noir, dit-elle. Mangez. » Puis, comme une brave maîtresse de maison, elle montra deux paillasses improvisées sur le sol. « Nous avons aussi un réchaud. Asseyez-vous. »
Benedetta sourit. « Tu es qui ?
— La fille du docteur.
— J’ai faim. » Zolfo se jeta sur le plat et s’assit près du réchaud. Il mordit dans la viande salée. « Pas de saucisses ? », demanda-t-il la bouche pleine, en levant les yeux vers Giuditta.
Elle haussa les épaules.
« Ils n’ont pas de saucisses ? insista Zolfo.
— Je ne sais pas, répondit Giuditta en haussant de nouveau les épaules.
— T’es quoi, juive ? », se mit à rire Zolfo, en replongeant la tête dans le plat. Mais bien vite il s’arrêta et fixa Giuditta qui avait l’air sérieux, ses yeux sombres plus ouverts que la normale. Le regard de Zolfo se promena rapidement à l’intérieur du chariot, tandis qu’il cessait de mâcher. Quand il vit les deux besaces de voyage, il posa le plat, se pencha vers celle d’Isacco et en sortit un bonnet jaune. Il se dressa sur ses pieds, le bonnet à la main. Il cracha ce qu’il était en train de mâcher. « T’es juive ! », dit-il avec agressivité en s’approchant de Giuditta, le bonnet tendu au bout du bras.
« T’es juive ! », répéta-t-il, criant presque, et il le lui lança à la figure. Giuditta recula, effrayée.
« Zolfo, qu’est-ce qui te prend ? fit Benedetta, surprise.
— Vous êtes des merdes ! cria Zolfo. Salauds de Juifs !
— Zolfo, calme-toi ! » Benedetta se mit entre lui et Giuditta. Elle le regarda. Les yeux de Zolfo étaient comme fous, emplis de haine. « Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ils ont tué Ercole, voilà ce qui m’arrive ! », gronda Zolfo, et il la repoussa, tentant de s’approcher de Giuditta.
Benedetta se mit de nouveau entre eux. « Elle n’a rien fait, elle », dit-elle en haussant la voix dans l’espoir de raisonner Zolfo.
« C’est tous des assassins ! Salauds de Juifs ! »
La porte du chariot s’ouvrit tout à coup.
« Que se passe-t-il ? », demanda le capitaine Lanzafame.
Zolfo se retourna d’un bond. « C’est une Juive ! Moi je reste pas dans un chariot où il y a des salauds de Juifs ! »
Le capitaine jeta un regard à Benedetta, puis attrapa Zolfo et le tira de force à l’extérieur du chariot. « Alors tu dormiras dehors, lui dit-il d’un ton autoritaire. Je ne veux pas de problèmes. Et quand on se remettra en marche, tu suivras à pied. »
Au même moment, Mercurio et Isacco avaient sorti la tête de leur chariot. Le garçon rejoignit le capitaine au pas de course. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Isacco l’avait rejoint.
Zolfo pointa le docteur du doigt. « Mercurio, c’est un Juif ! » Et après avoir craché rageusement par terre, il ajouta, la voix tremblante : « Ils ont tué Ercole ! » Puis il éclata en sanglots irrépressibles qui le secouaient comme une tempête.
Benedetta se précipita pour le prendre dans ses bras.
Mercurio ne savait que faire. Il regarda d’abord Isacco, puis Giuditta, puis le capitaine Lanzafame. Et enfin il ouvrit largement les bras. « C’était un ami à lui… », dit-il tout bas, se rendant compte que sa phrase ne voulait rien dire pour ces gens. Depuis qu’ils avaient quitté les fosses communes, Zolfo n’avait jamais pleuré. Il était monté dans la charrette de Scavamorto et le froid de la nuit avait gelé les larmes sur ses joues. Et peut-être aussi dans son cœur. Depuis lors, et jusqu’à maintenant, pas une larme, pas un mot sur Ercole. « Ça va lui passer », dit Mercurio au capitaine, qui attendait en silence, droit et imposant.
Lanzafame hocha la tête, pointant un doigt vers Zolfo. « Je ne veux pas d’histoires, gamin. Tu m’as compris ? Sinon je te chasse à coups de pied au cul ! » Et il s’éloigna.
Benedetta prit Zolfo à part. Le petit garçon n’arrivait pas à calmer ses sanglots. Mercurio fit un pas vers eux, mais Benedetta l’arrêta d’un geste de la main.
Alors Mercurio se tourna vers Isacco. « Je suis désolé », dit-il. Il regarda Giuditta. Elle avait le regard fier, des sourcils noirs légèrement arqués, presque une expression de défi.
Isacco monta les marches et la serra dans ses bras.
Mercurio, malgré le froid et la fatigue, se promena à l’intérieur du camp, seul. Enfin, il prit une saucisse et une tranche de pain noir, s’assit sur un baril vide jeté là, de l’autre côté de la route. Il entendit des pas derrière lui mais ne se retourna pas.
« Tu bois, demi-curé ? lui demanda le capitaine Lanzafame. Il tenait à la main deux quarts en métal remplis de vin.
— Oui, dit Mercurio.
— Tous les prêtres boivent, se mit à rire le capitaine, en regardant les taillis transformés par la nuit en épais fourrés noirs.
— C’est vrai…
— Le sang du Christ », rit encore le capitaine en buvant d’une seule gorgée plus de la moitié de son quart. Puis il fit claquer sa langue. « Le prends pas mal, demi-curé. Je suis un soldat, c’est mon métier de rire de tout. Ça n’est ni contre toi ni contre l’Église. »
Mercurio sourit et but.
« Le gamin, tu es capable de le contrôler ? »
Mercurio acquiesça, même s’il en doutait un peu.
« Demain, on se remet en marche et après-demain on sera à Venise, dit le capitaine. Et avec tout le respect que je dois à ton vœu de chasteté, demi-curé, moi j’ai juste besoin d’un lit et d’une femme pour me remettre sur pied. » Il rit de nouveau. « Le docteur a fini. » Puis, la tête basse, d’une voix sérieuse, il ajouta : « J’en pouvais plus de les entendre hurler. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est pire que la bataille ». Et après une claque énergique sur l’épaule de Mercurio, il se leva et partit.
« Capitaine… l’appela Mercurio, comme si les mots sortaient tout seuls de sa bouche. Qu’est-ce qu’on ressent quand on tue quelqu’un ? » Sa voix tremblait imperceptiblement.
« Rien.
— Rien ? Même la première fois ?
— Je me souviens pas. C’était il y a si longtemps. Pourquoi ?
— Comme ça… »
Le capitaine l’observa en silence. « Tu as quelque chose à me dire ? »
Mercurio sentait la nécessité de partager ce poids avec quelqu’un. Mais le capitaine était un soldat, et il l’arrêterait peut-être.
« Il y a quelque raison… particulière pour laquelle tu as endossé la soutane, mon garçon ? »
Mercurio respira à fond. Le capitaine n’était pas la bonne personne à qui se confier. Il tourna entre ses mains son quart de vin, hésitant. « Ma mère était… une ivrogne. Quand son ventre a grossi, elle ne se rappelait plus de qui j’étais l’enfant. Elle m’a confié aux curés… C’est pour ça que je suis devenu prêtre. Je ne connais pas d’autre métier. Voilà. »
Le capitaine le regarda attentivement. Il acquiesça et s’éloigna.
Mercurio resta seul. Sentant un haut-le-cœur, il s’empressa d’ingurgiter le dernier bout de saucisse et le pain noir. Il ferma les yeux. Dans le noir se chevauchaient les images des soldats blessés, les chairs coupées et recousues, les regards plus stupéfaits que souffrants, la peur de la mort dans leurs yeux. Il se leva d’un bond. Il ne voulait pas rester là, seul, dans ce camp. Il se dirigea d’un pas décidé vers le chariot des vivres.