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« Laisse-le ! », hurla à son tour le garçon en se jetant sur le géant. Celui-ci, d’un seul coup de poing dans l’estomac, le fit se plier en deux. Mais le garçon ne renonça pas et se jeta de nouveau sur lui, le frappant au visage.

Le géant poussa un cri guttural, lâcha le marchand, attrapa le garçon avec fureur, le fit pirouetter en l’air et le lança contre Shimon Baruch, ce qui eut pour résultat de les faire rouler tous deux à terre.

Les gardes, d’abord en alerte, éclatèrent de rire à voir les deux “bonnets jaunes” enlacés dans la boue, comme s’ils se battaient. Les vendeuses de poissons riaient aussi, mains sur les hanches, en faisant ballotter leurs seins. De même que les deux Maures aux longs cimeterres et le dignitaire du Grand Vizir. Les jongleurs albanais avaient cessé de lancer leurs balles, et les deux soldats espagnols, sans pour autant ralentir, marchaient la tête tournée pour ne rien perdre du spectacle. Les savants allemands s’étaient arrêtés pour chausser leurs lunettes. « Tue-les ! », cria le gamin que Shimon avait vu jeter des pierres aux chèvres, pour encourager le fou.

Même les forçats riaient, et l’un d’eux hurla au géant : « Montre-leur ! Donnes-y des coups de pied ! »

Tandis que le garçon au bonnet jaune aidait le marchand à se relever, le géant lui lança un coup de pied dans le ventre. Le garçon poussa un gémissement, se tourna vers Shimon Baruch et lui dit, les yeux pleins de terreur : « Sauvez-vous, par pitié ! » Puis, dans un hurlement, avec la force du désespoir, il se jeta sur le géant et le frappa de nouveau avant de prendre la fuite. Le géant s’élança à sa poursuite, en direction des rives du Tibre, et le gamin au teint jaune se colla aussitôt à leurs basques, en criant : « Youpin de merde ! T’es mort, youpin de merde ! »

Shimon Baruch songea un instant à aider son jeune coreligionnaire. Mais la peur qui tyrannisait sa vie le fit se sauver dans l’autre sens, vers le Théâtre de Marcellus. Sur la piazza Sant’Angelo in Pescheria, tous regardaient à présent le gamin et le géant lancés à la poursuite du garçon au bonnet jaune.

Profitant de la confusion, la fille à la peau d’albâtre qui fouillait parmi les détritus tendit la main vers une corbeille qui se trouvait au bord d’un des étals de marbre, et s’empara de quelques maquereaux qu’elle glissa dans sa manche. Puis elle s’éloigna en catimini, retenant son souffle, sans que les marchandes l’aient remarquée.

Le garçon au bonnet jaune, lui, avait tourné au coin de la rue, et ses deux poursuivants le rattrapaient peu à peu, hurlant des insultes contre les Juifs. Un ivrogne, les bras écartés, lui barra la route en chancelant et cria : « Arrête-toi, abominable Iscariote ! »

Le garçon s’arrêta net.

« Réponds à la question : de un à dix, combien t’es con ? », lui demanda-t-il.

L’ivrogne le regarda, l’air hébété.

Le garçon se mit à rire, ôta son bonnet et le lui claqua sur la tête. « Allez, va boire un autre verre, ça vaudra mieux. » Il fourra le bonnet dans sa poche et se retourna vers les deux autres qui l’avaient rejoint. « On bouge », ordonna-t-il.

L’ivrogne les fixait tous trois sans comprendre.

« Couillon », lui dit le gamin à la peau jaune, en crachant par terre.

Ils marchèrent vite, du même pas, en silence. Au coin de rue suivant, le garçon donna un coup de coude au géant. « Idiot, faut que t’apprennes à cogner sans faire mal. »

Le géant prit un air penaud. « Esscuse… », gémit-il.

Le jeune homme se tourna vers le gamin. « Tiens mieux ta bête. » Il se courba en deux. « Tu m’as bousillé l’estomac avec ton coup de pied, espèce d’idiot.

— Demande pardon, dit le gamin au géant fou.

— Esscuse, Mercurio… pleurnicha le géant. Fais pas couteau à Ercole, s’te plaît.

— Non, je ferai pas couteau, grosse bête, dit Mercurio, en se redressant.

— Tu te rappelleras que t’es fort comme un éléphant ? dit le gamin en donnant une chiquenaude au géant.

— Oui, Zolfo, acquiesça le géant mortifié. Ercole grosse bête.

— Allez, ça va, grommela Zolfo. Puis, à Mercurio : Tu verras, il fera attention… »

Un hurlement leur parvint alors de la piazza Sant’Angelo in Pescheria. « On m’a détroussé ! Au voleur ! », criait le marchand. On entendit des rires dans la foule, qui avait tout compris. « Je suis ruiné ! Au voleur ! Maudits ! Soyez maudits ! » Et plus Shimon Baruch hurlait, désespéré, plus les rires étaient sonores, comme une explosion, comme au théâtre.

« Tirons-nous », dit Mercurio.

Ils escaladèrent la digue en face de l’Île Tibérine, et ils descendaient vers une grille d’égout cachée sous les ronces quand la fille aux cheveux cuivrés et à la peau d’albâtre les rejoignit. « On a de quoi dîner », dit-elle toute fière, en montrant les maquereaux volés au marché.

« On a bien plus que ça, Benedetta », dit Zolfo.

Mercurio sortit la bourse du marchand remplie de pièces. Il remarqua qu’une main rouge y était peinte. Il dénoua le lacet, s’accroupit et versa les pièces par terre. Le soleil couchant les fit étinceler comme des braises.

« De l’or ! », s’exclama Zolfo.

Mercurio resta bouche bée. Il compta rapidement les pièces et fit le partage, prenant pour lui le double de ce qu’il donnait aux autres.

« Mais on est quatre…, protesta Zolfo.

— L’idée du coup, c’est moi, dit Mercurio d’un ton sec. Celui qui a pensé l’embrouille, c’est moi. Vous, à ma place, vous vous seriez fait prendre. Il les toisa avec mépris. Vous êtes deux comparses — un et demi, même, parce que le débile compte pour une moitié —, et une guetteuse. » Il remit ses propres pièces dans la bourse de cuir et la referma. Debout, il désigna les pièces par terre. « Voilà votre part, et je suis généreux. Si vous n’êtes pas d’accord, mettez-vous à votre compte. » Puis il les fixa d’un air de défi.

« C’est bon », dit Benedetta, soutenant son regard.

Zolfo se pencha pour ramasser les pièces.

« Au moins, on a compris qui de vous trois est le chef, dit Mercurio en riant.

— Tu veux manger le poisson avec nous ? », demanda Benedetta.

Zolfo regarda Mercurio, plein d’espoir.

« Je préfère manger seul, répondit Mercurio avec brusquerie. Si j’ai besoin de vous, je sais où vous trouver. » Il ouvrit la grille d’égout. « Et ne dites rien à Scavamorto, sinon il se débrouillera pour vous les voler.

— On pourrait rester avec toi, dit Zolfo.

— Lâchez-moi les couilles, lança Mercurio. Je suis bien comme ça. Et ici, c’est chez moi. »

Puis il disparut dans la canalisation d’égout où il vivait.

2

Quand ils se furent éloignés en traînant les pieds, Mercurio referma la grille derrière lui et avança à quatre pattes dans le boyau étroit. Le fond, fait de pierres carrées descellées couvertes d’algues visqueuses, en était glissant. Dès qu’il sentit sous sa main une certaine pierre lisse, il se mit debout en penchant la tête à gauche pour éviter la saillie sous la voûte.

La clameur de la Ville Sainte ne parvenait pas jusque-là. Tout était silence. Un silence épais, rompu seulement par l’eau qui gouttait et les cavalcades des rats. Mercurio sentit un vide en lui. Un froid sur l’estomac. Il rebroussa chemin en direction de la grille, pour aller leur dire qu’ils pouvaient passer la nuit avec lui. Mais quand il arriva au sommet de la digue, Benedetta, Zolfo et Ercole n’étaient plus là. “Tu n’es qu’un crétin orgueilleux”, se disait-il en progressant de nouveau dans le passage voûté, marqué tous les dix pas par un pilier de briques. Au centre s’écoulait paresseusement un ruisselet d’eaux souillées. Au niveau du troisième pilier, il se glissa dans une ouverture creusée dans le tuf. Il frotta un briquet et alluma une torche plantée dans le mur.