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Il trouva Benedetta et Zolfo au pied de l’échelle.

« Tu t’es calmé ? », demanda-t-il à Zolfo, sans reproche dans la voix.

Celui-ci le regarda. Il avait les yeux rouges. Il ressemblait de plus en plus à un enfant. « Je veux pas dormir avec ces Juifs, dit-il. Moi les Juifs, je les déteste tous. »

Mercurio se glissa dans le chariot. « Je te prends une couverture. » Quand il reparut à la porte, la couverture à la main, il dit à Benedetta : « Le capitaine ne veut pas que tu restes dehors, surtout la nuit ».

Elle fit un signe d’assentiment. « J’arrive dans pas longtemps. »

Mercurio regarda Zolfo. « Bonne nuit. »

Le petit garçon renifla et mit la couverture sur ses épaules.

Mercurio lui tendit aussi son quart de vin. « Tiens, ça te réchauffera. »

Zolfo le prit et eut de nouveau envie de pleurer. Mais il se retint et but tout le vin d’un trait. Puis il toussa.

Mercurio rentra dans le chariot. L’air était tiède et sentait la nourriture. Il regarda Isacco et Giuditta, recroquevillée entre les bras de son père. « Nous partons demain », dit-il à l’adresse du docteur, mais son regard continuait d’aller vers elle. Les filles ne l’avaient jamais intéressé, elles n’apportaient que des ennuis. Celle-ci, pourtant, avait quelque chose qui retenait son attention.

« Bien, dit Isacco.

— Le capitaine dit que dans deux jours nous serons à Venise », ajouta Mercurio pour briser le silence embarrassé qui avait suivi. Ou peut-être pour sourire à la fille. Il savait qu’il ne l’avait jamais vue, et pourtant dans son cœur il lui semblait la connaître.

« Bien », répéta Isacco.

Mercurio s’étendit sur la paillasse et tira la couverture. “Les filles, ça n’apporte que des ennuis”, pensa-t-il, en essayant de garder son regard loin de la fille du docteur.

« Prends le réchaud pour ton ami », lui dit Isacco.

La porte du chariot s’ouvrit. Mercurio se mit sur un coude. « Apporte le réchaud à Zolfo », fit-il à Benedetta, qui le prit et le passa à Zolfo, rencogné sur les marches comme un chien.

« Je veux rien des Juifs, entendit-on.

— Crétin, c’est Mercurio qui te le donne », répliqua Benedetta. Puis elle ferma la porte. Regarda autour d’elle. Elle ne savait pas où se coucher. Les nuits précédentes, elle avait dormi contre Zolfo. Mercurio s’était toujours tenu un peu à distance. Mais Zolfo n’était pas là et elle ne savait pas où dormir. Puis elle remarqua que la fille du docteur regardait Mercurio à la dérobée. Alors elle s’assit près de lui, pour marquer sa possession. Ce simple geste, cependant, fit naître une pensée angoissante : elle eut peur que Mercurio ne la chasse, aussi s’éloigna-t-elle brusquement pour s’enrouler dans la couverture. « Bonne nuit tout le monde », dit-elle très vite.

« Bonne nuit », répondirent les autres, successivement.

Puis Isacco souffla sur la lanterne et le chariot plongea dans l’obscurité.

Mercurio aurait voulu lui dire de la laisser allumée, mais l’idée de passer pour un gamin lui déplaisait. Il ne ferma pas les yeux, il savait où l’emmenaient ces images abominables des soldats blessés. Il les garda grand ouverts, fixant la petite fenêtre en face de lui, dans l’espoir que la pâle luminescence de la nuit éclairerait bientôt toute cette obscurité. Mais il ne put arrêter les pensées qui se pressaient en lui. Et tandis qu’il essayait de résister, se forma devant ses yeux l’image qu’il fuyait depuis des jours. Il vit la gorge du marchand qui s’ouvrait en deux. Il entendit le bruit visqueux de la lame qui pénètre la chair et le craquement de la trachée qui s’ouvre. Il s’assit brusquement, les poings serrés. Il ignorait combien de temps s’était écoulé. Benedetta, à sa droite, avait une respiration régulière. Elle dormait. Et il lui sembla entendre des respirations profondes du côté du docteur et de sa fille.

« Tu n’arrives pas à dormir ? dit tout doucement la voix d’Isacco.

— Et vous ? répondit un instant après Mercurio.

— Non. »

Suivit un long silence. Puis Mercurio entendit un froissement. L’instant d’après, Isacco était à côté de lui.

« Ton ami, là, dehors, il connaît mon secret ? », dit Isacco le plus bas qu’il put.

Mercurio ne répondit pas tout de suite. « Ne vous inquiétez pas.

— Ça ne veut dire ni oui ni non.

— Nous sommes des voleurs et des escrocs, comme vous. Pour aucun de nous, il n’est bon d’être découvert.

— Mais nous, nous sommes juifs. »

Mercurio savait ce que voulait dire Isacco. Et il avait raison. « Il ne sait rien de votre trésor, soyez tranquille… docteur.

— Merci », dit l’homme, en retournant s’étendre.

« Venise, murmura-t-il bientôt d’une voix rêveuse.

— Oui… Venise », dit Mercurio en écho.

Mais pour lui ce nom ne voulait rien dire.

11

Shimon Baruch ouvrit les yeux.

Il se sentit perdu. Il ne savait pas où il était.

Puis il se rappela.

Chaque jour, c’était la même chose. Chaque matin, depuis une semaine qu’il s’était réveillé. Depuis que Ha-Shem, le Tout-Puissant, le Saint Béni, comme disaient les médecins et sa femme, avait décidé de le sauver. Il se réveillait et il ne savait pas où il était. Lui qui savait toujours tout dans les moindres détails, lui qui avait vécu une vie toute petite, veillant à ne pas se faire remarquer, à éviter les problèmes. Depuis une semaine, il se réveillait et il ne reconnaissait rien. Mais un changement radical s’était produit, que Shimon Baruch ne maîtrisait pas : dès qu’il se rappelait qui il était et où il se trouvait, l’image de ce garçon qui l’avait trompé et volé s’imposait à son esprit. Sa face maigre, ses cheveux foncés et ses yeux noirs, ce sourire effronté. Ensuite, Shimon voyait briller la lame de l’épée ; et une sensation sombre, lourde comme une cape, l’enveloppait, prolongeant cette transformation qui se faisait en lui depuis une semaine.

Il remua doucement dans le lit. Près de lui, il entendait la respiration légère de sa femme. Ces derniers jours, dès qu’elle le savait réveillé, elle se levait d’un bond, lui préparait une collation, le couvrait d’attentions, le lavait, le rasait. Sans cesser un seul instant de parler et pleurer.

Mais il avait envie d’être seul.

Surtout ce matin, qui serait peut-être sa dernière matinée d’homme libre. La première audience de son procès était fixée au lendemain. Dès qu’on l’avait jugé en voie de guérison, la hache de la justice s’était abattue sur lui. C’était uniquement parce que son avocat avait des relations haut placées — privilège pour lequel il se faisait grassement payer — qu’il avait pour le moment évité d’être enfermé dans la prison de Curia Savella.

Mais rien ne le sauverait de la condamnation, il le savait. Il était juif, armé, et accusé de meurtre. Un chrétien qui aurait été détroussé aurait pu faire un massacre et bénéficier des circonstances atténuantes, parce qu’il aurait tué un criminel. Mais lui, il avait tué une brebis du troupeau, et le Berger suprême le lui ferait payer cher. L’avocat disait qu’il pouvait s’en tirer avec quatre ou cinq ans de prison et une sanction pécuniaire très élevée. S’en tirer, il avait vraiment dit ça.

« Cher mari, tu es réveillé depuis longtemps ? », demanda sa femme, en s’apercevant qu’il avait les yeux ouverts.

Shimon ne la regarda pas. Il retint un mouvement d’agacement.