Le capitaine frappa le vieux marin d’un coup de pied et pesta, incapable de contenir sa rage : « Couillon ! ». Se tournant vers Yits’aq, il tenta de minimiser l’incident. « Vous devez y aller…
— Permettez, capitaine. Cela ne prendra qu’un instant », dit Yits’aq. Il se pencha sur l’homme. Regarda ses dents, ses gencives et les ecchymoses sur son cou. « As-tu encore foi dans le Qalonimus ? lui demanda-t-il, surpris.
— Bien sûr, votre Seigneurie, dit le vieux marin.
— C’est bien », soupira l’escroc, et il pensa avec nostalgie aux temps anciens où tous les marins croyaient aux pouvoirs mystérieux du Qalonimus, quand chacun payait trois sous d’argent pour le porter autour du cou.
« Touchez le Qalonimus, Illustrissime », répéta le vieux marin.
Il y eut un mouvement d’impatience parmi les membres de l’équipage, comme une vibration qui passa de l’un à l’autre. Mais nul ne parla.
Yits’aq Qalonimus da Negroponte se pencha sur le marin et prit entre ses doigts l’amulette qui l’avait rendu riche pendant des années. C’était un sachet contenant une plaque de fer pour l’alourdir et de simples herbes cueillies près de sa maison. Une vieille femme l’avait cousu pour quelques pièces. Elle était morte aujourd’hui. Yits’aq ferma les yeux et murmura, d’une voix basse : « Par l’autorité de la sainte dont le nom s’est perdu, et en vertu de mon sang, qui est le sang de mon prestigieux ancêtre le docteur Qalonimus, je confère à la prescription miraculeuse une force de guérison nouvelle ». Il ouvrit les yeux, lâcha l’amulette et posa les deux mains sur la tête du marin. « Voici ma berakhah, dit-il avec solennité. Tu es béni et sauvé. » Puis il se tourna vers sa fille, lui fit un sourire rapide comme le coup de griffe d’un chat, mi-embarrassé mi-complice, et dit : « Allez, partons ».
Yeoudith passa le sac en bandoulière qu’elle avait confectionné dans un kilim persan aux couleurs éclatantes, et releva ses jupes jusqu’aux genoux, attirant le regard de tous les matelots sur ses jolies jambes. Elle attrapa les montants en cèdre du Liban de l’échelle qui pendait le long des flancs de la galéasse et commença à descendre. D’un bond agile, elle sauta dans la chaloupe. Le père salua une nouvelle fois le capitaine et rejoignit sa fille.
« Vogue », annonça le timonier. Les marins plongèrent leurs rames dans l’eau, en cadence. La chaloupe commença à bouger lentement, tandis que les bois grinçaient dans les dames de nage. Puis, en un instant, elle prit de la vitesse et commença à glisser sur l’eau, vers le fleuve paresseux.
Yeoudith tourna la tête en direction de la galéasse et vit que le capitaine et la chiourme des Macédoniens se jetaient sur leurs précieuses malles. Elle se tourna vers son père, le regard inquiet.
« Je le sais, mon enfant. Les sauterelles sont déjà à l’œuvre, lui dit Yits’aq tout bas, pour ne pas être entendu des rameurs.
— Mais nos affaires… ? », répondit Yeoudith, angoissée.
Son père lui prit délicatement la tête et la tourna vers l’embouchure du Pô. « Regarde devant. »
Yeoudith ne comprenait pas. Sa respiration se faisait plus haletante dans sa poitrine, là où sa robe, depuis un an, avait commencé à se remplir. Elle secoua la tête, comme si elle se rebellait devant cette injustice. « Ce sont des voleurs, père, murmura-t-elle avec inquiétude.
— Oui, ma chérie », répondit Yits’aq.
Yeoudith tenta de se dégager de l’étreinte de son père. « Comment peux-tu supporter une chose pareille ? », siffla-t-elle.
Yits’aq la retint, avec force. « Maintenant arrête, dit-il d’un ton sévère.
— Mais père…
— J’ai dit arrête. » Il la regarda, de ses yeux noirs comme ceux de certains béliers.
Yeoudith tenta à nouveau de se dégager mais son père la retint, lui faisant presque mal, jusqu’à ce que la jeune fille se rende.
La chaloupe quitta le large et entra dans l’embouchure du Pô, franchissant aisément la légère ride où l’eau douce rencontrait l’eau salée.
Le fleuve surgit devant eux, mystérieux et fécond comme leur avenir. Les talus boueux, irréguliers, flottaient dans un marécage de roseaux. Un oiseau au long cou prit son envol sur leur passage. Une barque plate, sans rames, que des pêcheurs au visage émacié poussaient à l’aide d’une longue perche, tirait derrière elle ses filets comme un escargot sa bave humide. On apercevait au milieu du marais une cabane de pêche sur pilotis, faite de paille et de roseaux.
Le soleil commençait à se coucher et colorait d’ambre rougeâtre tout le paysage. De l’eau s’élevaient des vapeurs de brouillard, maintenues basses par le froid.
Alors, Yits’aq, qui s’était rapidement tourné vers la galéasse, dit, presque indifférent : « Les cadenas et les chaînes ont tenu assez longtemps, race d’incapables ».
Yeoudith sentit son père relâcher sa prise. Elle se retourna elle aussi vers la galéasse et vit le capitaine, qui n’était plus qu’un petit point noir, faire de grands gestes dans leur direction pour appeler l’attention des rameurs et du timonier. Derrière lui, les marins faisaient eux aussi de grands gestes, comme un animal tentaculaire. Ils devaient crier, mais on était bien trop loin pour les entendre. Yeoudith, en pleine confusion, regarda son père.
Yits’aq, sans sourire, à sa manière brusque, dit : « Je suis désolé de laisser à ces imbéciles de pirates trois malles aussi belles ». Il soupira. « Et tous ces précieux cailloux de notre île…
— Des cailloux… ?
— Tu aurais préféré que je remplisse les malles avec de l’or et de l’argent ? » Il la serra contre lui.
Yeoudith regarda le profil de son père, au nez aquilin, noble et effilé, avec son menton volontaire sur lequel frisait une petite barbe en pointe. Le monde d’Yits’aq Qalonimus da Negroponte était bien plus complexe qu’elle ne l’avait imaginé. Mais cette étreinte, forte et chaude, suffit pour qu’elle se sente en sécurité, même si elle savait depuis quelques jours qu’Yits’aq était un charlatan et un escroc. Elle fronça ses épais sourcils noirs, puis pencha la tête et s’abandonna sur l’épaule de son père.
Leur vie passée était bien finie. C’était une nouvelle vie qui commençait, avec de nouvelles règles.
« Des cailloux », répéta-t-elle, en riant doucement.
4
On les avait débarqués sur un ponton planté de guingois sur l’eau. Le timonier avait tendu le bras vers le nord-est : « Ville ! Venise ! ». Puis, alors que les marins s’éloignaient dans la chaloupe, pressés de disputer le butin à leurs comparses, le timonier s’était retourné et avait indiqué le nord-est en criant : « Sentier ! Deux lieues ! Locanda di Orso ». Et pour finir il s’était tapé plusieurs fois sur la tête : « Bonnet jaune ! Juifs ! »
Yits’aq et Yeoudith restèrent sur la rive, regardant la chaloupe disparaître dans le brouillard. Ils étaient seuls maintenant. Dans un monde inconnu. Yits’aq pointa le bras vers le nord-est et dit, d’une voix forcée et caricaturale : « Ville ! Venise ! ».
Yeoudith rit. Mais elle avait le regard perdu.
« Ribbonò shel olàm, le Seigneur du Monde, nous protège à l’ombre de ses ailes, dit Yits’aq pour la rassurer. Ne t’inquiète pas. »
Yeoudith pointa le bras vers le nord-est et répéta : « Auberge ! Faim ! ».
Yits’aq sourit, avec une expression mortifiée : « Désolé, ma chérie. Nous n’irons pas à la Locanda di Orso.
— Mais… pourquoi ?
— Le capitaine n’appréciera pas du tout la plaisanterie des cailloux, dit Yits’aq. Je me suis débrouillé pour attirer leur attention sur nos trois malles afin d’éviter que l’envie leur prenne de nous trancher la gorge. Ils croyaient avoir un trésor à portée de main, inutile dans ce cas de risquer la pendaison. Tu comprends ?