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De l’étage au-dessus parvint un gémissement qui se transforma bientôt en cri. C’était une voix d’enfant. Quelques instants après, le cri s’éteignit.

« Bonsoir, braves gens », répéta Isacco tourné vers l’étage.

On entendit une porte s’ouvrir et se refermer. Puis une femme, jeune mais recrue de fatigue, se pencha par-dessus la rampe. Le regard angoissé, elle tenait une lanterne fermée où brûlait une chandelle de suif.

« Bonsoir, brave femme, dit Isacco. Nous sommes des voyageurs et nous voudrions passer la nuit ici, et manger quelque chose de chaud, si possible. »

L’aubergiste les fixait comme si elle pensait à autre chose. Enfin, machinalement, elle dit : « C’est un demi-sol d’argent.

— Très bien, dit Isacco.

— Mais il n’y a rien à manger, dit la femme. Juste du pain et du vin.

— Nous nous en contenterons. »

L’aubergiste acquiesça mais ne bougea pas. Puis un nouveau gémissement, qui, cette fois, ne se transforma pas en cri, la fit se retourner. Encore plus angoissée, elle porta la main à sa bouche. Elle descendit l’escalier de planches rabotées, ouvrit un buffet qui se trouvait dans le recoin sombre de la salle, sortit une miche de pain enveloppée d’une toile de lin grège et tira d’un tonnelet une carafe de vin rouge. Elle mit le tout sur la table, puis apporta deux verres ébréchés et un couteau pour le pain.

« Je n’ai pas fait la cuisine aujourd’hui, dit-elle sans force. Ma fille est tombée malade…

— Je suis désolé, dit Isacco.

— Je deviens folle, continua la femme avec un regard embué qui laissait percevoir toute sa peine.

— Et le docteur, qu’a-t-il dit ? », s’informa Isacco.

La femme le regarda d’un air ahuri. Puis elle hocha la tête, perdue dans ses pensées. « Aucun docteur ne vient par ici, dit-elle. On fait nos enfants seuls dans notre lit et on y meurt seuls, quand l’heure est venue. »

Giuditta regarda la femme, dont elle sentait toute la douleur.

Un nouveau gémissement parvint de l’étage.

La femme tressaillit, serrant les lèvres. Son visage disgracieux montrait, presque avec indécence, la souffrance qui la traversait.

Alors sans réfléchir, Giuditta, dit : « Mon père est médecin ».

5

Quand, au matin, Mercurio sauta en bas de la plate-forme, il dit : « Ma mère était comédienne. Comédien, en fait. » Il regarda les trois autres, qui descendaient et l’écoutaient. « Vous savez que les femmes n’ont pas le droit de jouer au théâtre ? », ajouta-t-il.

Benedetta et Zolfo se regardèrent. « Bien sûr, mentit Benedetta.

— Ah oui ? fit Mercurio. Eh bien, ma mère, pour jouer, elle s’est déguisée en homme pendant des années. Et tout le monde y croyait. Et elle était tellement mignonne en homme qu’on lui faisait faire les rôles de femme. »

Benedetta et Zolfo l’écoutaient, fascinés mais perdus dans tous ces changements de sexe.

Mercurio attrapa un pan de la toile sale et rapiécée accrochée à la plate-forme. « Vous êtes prêts ? », dit-il avant de le tirer d’un geste théâtral, révélant ce qu’il cachait.

Benedetta, Ercole et Zolfo restèrent bouche bée.

On se serait cru dans un atelier de couture. Ou dans un magasin : une soutane de curé et une robe de bure côtoyaient un habit noir de copiste et une livrée de domestique à rayures ; un uniforme de soldat du Pape avec son gilet de cuir renforcé à la poitrine dépassait sous des chausses de l’armée espagnole, une jambe amarante et une jambe safran ; un gilet à manches bouffantes scintillant de broderies était suspendu près d’un tablier de forgeron, d’une grande cape noire et d’une houppelande de voyage en toile cirée. D’un panier d’osier sortaient chapeaux, perruques, lunettes, monocles, fausses barbes, bourses et parchemins. Et d’un autre une multitude d’objets : une petite épée, un marteau de forgeron, un autre plus fin de maréchal-ferrant, une ceinture de cuir avec des ciseaux et des gouges de graveur, un rasoir de barbier, des scies de menuisier et des cachets-tampons de secrétaire, des plumes d’oie, des encriers. Il y avait des chaussures basses, des bottes, des pantoufles et des sabots de vendeur de poisson. Enfin, une robe de courtisane bleu cobalt, rehaussée de fausses pierres précieuses en verre coloré, voisinait avec un ensemble vert foncé pour jeune fille de bonne famille, à l’élégance discrète, et une tenue de servante plus modeste, grise et marron, à tablier à grande poche, complétée d’une coiffe blanche.

« Putain de Dieu ! », s’exclama Benedetta.

Mercurio se dandinait, tout fier. « Mettons-nous au travail, dit-il. Il m’est venu une idée pour reprendre la pièce d’or à cet aubergiste.

— Où as-tu trouvé tout ça ? demanda Benedetta comme si elle n’avait pas entendu.

— Ma mère me l’a laissé en héritage, dit Mercurio. C’est elle qui m’a appris à me déguiser. Sauf que je suis une espèce de comédien un peu différent… ajouta-t-il en riant.

— T’es pas orphelin ? demanda Zolfo.

— Si, mais en mourant ma mère a demandé au directeur de la troupe de me retrouver et de me donner toutes ses affaires, avec sa bénédiction. » Mercurio les regarda : ils étaient suspendus à ses lèvres. « Écoutez, c’est une longue histoire. Disons que ma mère couchait avec un comédien de la compagnie qui savait qu’elle était une femme. C’est comme ça que je suis né et que ma mère a été obligée de…

— De t’abandonner sur la roue comme Ercole et moi, dit Zolfo, et il cracha par terre.

— La roue, ricana Ercole.

— Tais-toi, imbécile, lui dit Zolfo.

— Non. Ma mère ne m’aurait jamais abandonné. Elle m’a confié à une femme à qui elle a donné de l’argent pour m’élever. Sauf que la femme a gardé l’argent, et m’a laissé sur la roue à l’orphelinat de San Michele Arcangelo.

— La salope !

— Bref, après ça, ma mère est tombée malade et elle est morte. Le directeur de troupe m’a retrouvé, et il m’a donné tout ce qu’elle possédait, c’est-à-dire les costumes de tous les rôles qu’elle interprétait. C’est lui qui m’a raconté son histoire. Il m’a dit que c’était la meilleure comédienne de toute sa compagnie et qu’…

— … qu’elle t’avait toujours aimé ? demanda Zolfo, les yeux pleins d’espoir et d’envie.

— Exactement !

— Mais comment il a fait pour te retrouver et savoir que c’était toi ? s’interposa Benedetta.

— C’est compliqué, coupa Mercurio. Maintenant, occupons-nous de l’aubergiste. Lave-toi la figure et les mains, lui dit-il. Il y a de l’eau dans le seau.

— Pas question ! lâcha-t-elle.

— Lave-toi, répéta Mercurio.

— Pourquoi je devrais ?

— Parce que ça fait partie de mon plan. Lave-toi et tu verras. » Il prit le costume vert de jeune fille de bonne famille. « Il devrait t’aller, dit-il en le lui tendant.

— L’eau est froide, se lamenta Benedetta qui commença par se nettoyer les yeux avec deux doigts.

— Fais pas de chichis, tu dois avoir l’air propre.

— Je déteste me laver, répondit-elle, d’un ton maussade.

— Ça, tu peux être sûre qu’on le sent ! »

Et Mercurio éclata de rire.

Benedetta le foudroya du regard, plongea ses deux mains dans l’eau et se frotta la figure avec rage.

« Bien. Maintenant change-toi, dit Mercurio, après avoir vérifié que le noir sous ses ongles avait disparu.

— Où ? »

Mercurio eut une expression étonnée. « Comment ça, où ?