C’est que les armoiries des européens n’attestent souvent que le mérite individuel de celui qui, le premier, a su les obtenir, sans rien prouver quant au mérite de ses enfants; tandis que les armoiries individuelles des néo-zélandais témoignent d’une manière authentique que, pour avoir le droit de les porter, ils ont dû faire preuve d’un courage personnel extraordinaire.
D’ailleurs, le tatouage des maoris, indépendamment de la considération dont il jouit, possède une incontestable utilité. Il donne au système cutané un surcroît d’épaisseur, qui permet à la peau de résister aux intempéries des saisons et aux incessantes piqûres des moustiques.
Quant au chef qui dirigeait l’embarcation, nul doute possible sur son illustration. L’os aigu d’albatros, qui sert aux tatoueurs maoris, avait, en lignes serrées et profondes, sillonné cinq fois son visage.
Il en était à sa cinquième édition, et cela se voyait à sa mine hautaine.
Son corps, drapé dans une vaste natte de «phormium» garnie de peaux de chiens, était ceint d’un pagne ensanglanté dans les derniers combats.
Ses oreilles supportaient à leur lobe allongé des penchants en jade vert, et, autour de son cou, frémissaient des colliers de «pounamous», sortes de pierres sacrées auxquelles les zélandais attachent quelque idée superstitieuse. À son côté reposait un fusil de fabrique anglaise, et un «patou-patou», espèce de hache à double tranchant, couleur d’émeraude et longue de dix-huit pouces.
Auprès de lui, neuf guerriers d’un moindre rang, mais armés, l’air farouche, quelques-uns souffrant encore de blessures récentes, demeuraient dans une immobilité parfaite, enveloppés de leur manteau de phormium. Trois chiens de mine sauvage étaient étendus à leurs pieds. Les huit rameurs de l’avant semblaient être des serviteurs ou des esclaves du chef. Ils nageaient vigoureusement. Aussi l’embarcation remontait le courant du Waikato, peu rapide du reste, avec une vitesse notable.
Au centre de ce long canot, les pieds attachés, mais les mains libres, dix prisonniers européens se tenaient serrés les uns contre les autres.
C’étaient Glenarvan et lady Helena, Mary Grant, Robert, Paganel, le major, John Mangles, le stewart, les deux matelots.
La veille au soir, toute la petite troupe, trompée par l’épais brouillard, était venue camper au milieu d’un nombreux parti d’indigènes. Vers le milieu de la nuit, les voyageurs surpris dans leur sommeil furent faits prisonniers, puis transportés à bord de l’embarcation. Ils n’avaient pas été maltraités jusqu’alors, mais ils eussent en vain essayé de résister. Leurs armes, leurs munitions étaient entre les mains des sauvages, et leurs propres balles les auraient promptement jetés à terre.
Ils ne tardèrent pas à apprendre, en saisissant quelques mots anglais dont se servaient les indigènes, que ceux-ci, refoulés par les troupes britanniques, battus et décimés, regagnaient les districts du haut Waikato. Le chef maori, après une opiniâtre résistance, ses principaux guerriers massacrés par les soldats du 42e régiment, revenait faire un nouvel appel aux tribus du fleuve, afin de rejoindre l’indomptable William Thompson, qui luttait toujours contre les conquérants. Ce chef se nommait Kai-Koumou, nom sinistre en langue indigène, qui signifie «celui qui mange les membres de son ennemi.» Il était brave, audacieux, mais sa cruauté égalait sa valeur. Il n’y avait aucune pitié à attendre de lui. Son nom était bien connu des soldats anglais, et sa tête venait d’être mise à prix par le gouverneur de la Nouvelle-Zélande.
Ce coup terrible avait frappé lord Glenarvan au moment où il allait atteindre le port si désiré d’Auckland et se rapatrier en Europe. Cependant, à considérer son visage froid et calme, on n’aurait pu deviner l’excès de ses angoisses. C’est que Glenarvan, dans les circonstances graves, se montrait à la hauteur de ses infortunes. Il sentait qu’il devait être la force, l’exemple de sa femme et de ses compagnons, lui, l’époux, le chef; prêt d’ailleurs à mourir le premier pour le salut commun quand les circonstances l’exigeraient. Profondément religieux, il ne voulait pas désespérer de la justice de Dieu en face de la sainteté de son entreprise, et, au milieu des périls accumulés sur sa route, il ne regretta pas l’élan généreux qui l’avait entraîné jusque dans ces sauvages pays.
Ses compagnons étaient dignes de lui; ils partageaient ses nobles pensées, et, à voir leur physionomie tranquille et fière, on ne les eût pas crus entraînés vers une suprême catastrophe. D’ailleurs, par un commun accord et sur le conseil de Glenarvan, ils avaient résolu d’affecter une indifférence superbe devant les indigènes. C’était le seul moyen d’imposer à ces farouches natures. Les sauvages, en général, et particulièrement les maoris, ont un certain sentiment de dignité dont ils ne se départissent jamais. Ils estiment qui se fait estimer par son sang-froid et son courage.
Glenarvan savait qu’en agissant ainsi, il épargnait à ses compagnons et à lui d’inutiles mauvais traitements.
Depuis le départ du campement, les indigènes, peu loquaces comme tous les sauvages, avaient à peine parlé entre eux. Cependant, à quelques mots échangés, Glenarvan reconnut que la langue anglaise leur était familière. Il résolut donc d’interroger le chef zélandais sur le sort qui leur était réservé.
S’adressant à Kai-Koumou, il lui dit d’une voix exempte de toute crainte:
«Où nous conduis-tu, chef?»
Kai-Koumou le regarda froidement sans lui répondre.
«Que comptes-tu faire de nous?» reprit Glenarvan.
Les yeux de Kai-Koumou brillèrent d’un éclair rapide, et d’une voix grave, il répondit alors:
«T’échanger, si les tiens veulent de toi; te tuer, s’ils refusent.»
Glenarvan n’en demanda pas davantage, mais l’espoir lui revint au cœur. Sans doute, quelques chefs de l’armée maorie étaient tombés aux mains des anglais, et les indigènes voulaient tenter de les reprendre par voie d’échange. Il y avait donc là une chance de salut, et la situation n’était pas désespérée.
Cependant, le canot remontait rapidement le cours du fleuve. Paganel, que la mobilité de son caractère emportait volontiers d’un extrême à l’autre, avait repris tout espoir. Il se disait que les maoris leur épargnaient la peine de se rendre aux postes anglais, et que c’était autant de gagné. Donc, tout résigné à son sort, il suivait sur sa carte le cours du Waikato à travers les plaines et les vallées de la province. Lady Helena et Mary Grant, comprimant leurs terreurs, s’entretenaient à voix basse avec Glenarvan, et le plus habile physionomiste n’eût pas surpris sur leurs visages les angoisses de leur cœur.
Le Waikato est le fleuve national de la Nouvelle-Zélande. Les maoris en sont fiers et jaloux, comme les allemands du Rhin et les slaves du Danube. Dans son cours de deux cents milles, il arrose les plus belles contrées de l’île septentrionale, depuis la province de Wellington jusqu’à la province d’Auckland. Il a donné son nom à toutes ces tribus riveraines qui, indomptables et indomptées, se sont levées en masse contre les envahisseurs.
Les eaux de ce fleuve sont encore à peu près vierges de tout sillage étranger. Elles ne s’ouvrent que devant la proue des pirogues insulaires. C’est à peine si quelque audacieux touriste a pu s’aventurer entre ces rives sacrées. L’accès du haut Waikato paraît être interdit aux profanes européens.