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En ce moment, une centaine de néo-zélandais étaient réunis dans le pah, des vieillards, des hommes faits, des jeunes gens, les uns calmes, mais sombres, attendant les ordres de Kai-Koumou, les autres se livrant à tous les entraînements d’une violente douleur; ceux-ci pleuraient leurs parents ou amis tombés dans les derniers combats.

Kai-Koumou, de tous les chefs qui se levèrent à la voix de William Thompson, revenait seul aux districts du lac, et, le premier, il apprenait à sa tribu la défaite de l’insurrection nationale, battue dans les plaines du bas Waikato. Des deux cents guerriers qui, sous ses ordres, coururent à la défense du sol, cent cinquante manquaient au retour.

Si quelques-uns étaient prisonniers des envahisseurs, combien, étendus sur le champ de bataille, ne devaient jamais revenir au pays de leurs aïeux!

Ainsi s’expliquait la désolation profonde dont la tribu fut frappée à l’arrivée de Kai-Koumou. Rien n’avait encore transpiré de la dernière défaite, et cette funeste nouvelle venait d’éclater à l’instant.

Chez les sauvages, la douleur morale se manifeste toujours par des démonstrations physiques. Aussi, les parents et amis des guerriers morts, les femmes surtout, se déchiraient la figure et les épaules avec des coquilles aiguës. Le sang jaillissait et se mêlait à leurs larmes. Les profondes incisions marquaient les grands désespoirs.

Les malheureuses zélandaises, ensanglantées et folles, étaient horribles à voir.

Un autre motif, très grave aux yeux des indigènes, accroissait encore leur désespoir. Non seulement le parent, l’ami qu’ils pleuraient, n’était plus, mais ses ossements devaient manquer au tombeau de la famille. Or, la possession de ces restes est regardée, dans la religion maorie, comme indispensable aux destinées de la vie future; non la chair périssable, mais les os, qui sont recueillis avec soin, nettoyés, grattés, polis, vernis même, et définitivement déposés dans «l’oudoupa», c’est-à-dire «la maison de gloire». Ces tombes sont ornées de statues de bois qui reproduisent avec une fidélité parfaite les tatouages du défunt. Mais aujourd’hui, les tombeaux resteraient vides, les cérémonies religieuses ne s’accompliraient pas, et les os qu’épargnerait la dent des chiens sauvages blanchiraient sans sépulture sur le champ du combat.

Alors redoublèrent les marques de douleur. Aux menaces des femmes succédèrent les imprécations des hommes contre les européens. Les injures éclataient, les gestes devenaient plus violents. Aux cris allaient succéder les actes de brutalité.

Kai-Koumou, craignant d’être débordé par les fanatiques de sa tribu, fit conduire ses captifs en un lieu sacré, situé à l’autre extrémité du pah sur un plateau abrupt. Cette hutte s’appuyait à un massif élevé d’une centaine de pieds au-dessus d’elle, qui terminait par un talus assez raide ce côté du retranchement. Dans ce «waré-atoua», maison consacrée, les prêtres ou les arikis enseignaient aux zélandais un dieu en trois personnes, le père, le fils, et l’oiseau ou l’esprit.

La hutte, vaste, bien close, renfermait la nourriture sainte et choisie que Maoui-Ranga-Rangui mange par la bouche de ses prêtres.

Là, les captifs, momentanément abrités contre la fureur indigène, s’étendirent sur des nattes de phormium. Lady Helena, ses forces épuisées, son énergie morale vaincue, se laissa aller dans les bras de son mari.

Glenarvan, la pressant sur sa poitrine, lui répétait: «Courage, ma chère Helena, le ciel ne nous abandonnera pas!»

Robert, à peine enfermé, se hissa sur les épaules de Wilson, et parvint à glisser sa tête par un interstice ménagé entre le toit et la muraille, où pendaient des chapelets d’amulettes. De là, son regard embrassait toute l’étendue du pah jusqu’à la case de Kai-Koumou.

«Ils sont assemblés autour du chef, dit-il à voix basse… Ils agitent leurs bras… Ils poussent des hurlements… Kai-Koumou veut parler…»

L’enfant se tut pendant quelques minutes, puis il reprit:

«Kai-Koumou parle… Les sauvages se calment… Ils l’écoutent…

– Évidemment, dit le major, ce chef a un intérêt personnel à nous protéger. Il veut échanger ses prisonniers contre des chefs de sa tribu! Mais ses guerriers y consentiront-ils?

– Oui!… Ils l’écoutent… Reprit Robert. Ils se dispersent… Les uns rentrent dans leurs huttes… Les autres quittent le retranchement…

– Dis-tu vrai? s’écria le major.

– Oui, Monsieur Mac Nabbs, répondit Robert. Kai-Koumou est resté seul avec les guerriers de son embarcation. Ah! L’un d’eux se dirige vers notre case.

– Descends, Robert», dit Glenarvan.

En ce moment, lady Helena, qui s’était relevée, saisit le bras de son mari.

«Edward, dit-elle d’une voix ferme, ni Mary Grant ni moi nous ne devons tomber vivantes entre les mains de ces sauvages!»

Et, ces paroles dites, elle tendit à Glenarvan un revolver chargé.

«Une arme! s’écria Glenarvan, dont un éclair illumina les yeux.

– Oui! Les maoris ne fouillent pas leurs prisonnières! Mais cette arme, c’est pour nous, Edward, non pour eux!…

– Glenarvan, dit rapidement Mac Nabbs, cachez ce revolver! Il n’est pas temps encore…»

Le revolver disparut sous les vêtements du lord.

La natte qui fermait l’entrée de la case se souleva. Un indigène parut.

Il fit signe aux prisonniers de le suivre.

Glenarvan et les siens, en groupe serré, traversèrent le pah, et s’arrêtèrent devant Kai-Koumou.

Autour de ce chef étaient réunis les principaux guerriers de sa tribu. Parmi eux se voyait ce maori dont l’embarcation rejoignit celle de Kai-Koumou au confluent du Pohaiwhenna sur le Waikato. C’était un homme de quarante ans, vigoureux, de mine farouche et cruelle. Il se nommait Kara-Tété, c’est-à-dire «l’irascible» en langue zélandaise. Kai-Koumou le traitait avec certains égards, et, à la finesse de son tatouage, on reconnaissait que Kara-Tété occupait un rang élevé dans la tribu. Cependant, un observateur eût deviné qu’entre ces deux chefs il y avait rivalité. Le major observa que l’influence de Kara-Tété portait ombrage à Kai-Koumou. Ils commandaient tous les deux à ces importantes peuplades du Waikato et avec une puissance égale. Aussi, pendant cet entretien, si la bouche de Kai-Koumou souriait, ses yeux trahissaient une profonde inimitié.

Kai-Koumou interrogea Glenarvan:

«Tu es anglais? lui demanda-t-il.

– Oui, répondit le lord sans hésiter, car cette nationalité devait rendre un échange plus facile.

– Et tes compagnons? dit Kai-Koumou.

– Mes compagnons sont anglais comme moi. Nous sommes des voyageurs, des naufragés. Mais, si tu tiens à le savoir, nous n’avons pas pris part à la guerre.

– Peu importe! répondit brutalement Kara-Tété. Tout anglais est notre ennemi. Les tiens ont envahi notre île! Ils ont brûlé nos villages!

– Ils ont eu tort! répondit Glenarvan d’une voix grave. Je te le dis parce que je le pense, et non parce que je suis en ton pouvoir.

– Écoute, reprit Kai-Koumou, le Tohonga, le grand prêtre de Nouï-Atoua, est tombé entre les mains de tes frères; il est prisonnier des Pakekas. Notre dieu nous commande de racheter sa vie. J’aurais voulu t’arracher le cœur, j’aurais voulu que ta tête et la tête de tes compagnons fussent éternellement suspendues aux poteaux de cette palissade! Mais Nouï-Atoua a parlé.»