– L’idée est bonne, dit le major. Bien imaginé, Paganel!
– Vous comprenez, reprit le géographe, que nous feindrons d’être dévorés par les flammes du Pluton zélandais, et que nous disparaîtrons spirituellement dans le tombeau de Kara-Tété…
– Où nous resterons trois jours, quatre jours, cinq jours, s’il le faut, c’est-à-dire jusqu’au moment où les sauvages, convaincus de notre mort, abandonneront la partie.
– Mais s’ils ont l’idée de constater notre châtiment, dit miss Grant, s’ils gravissent la montagne?
– Non, ma chère Mary, répondit Paganel, ils ne le feront pas. La montagne est tabouée, et quand elle aura elle-même dévoré ses profanateurs, son tabou sera plus rigoureux encore!
– Ce projet est véritablement bien conçu, dit Glenarvan. Il n’a qu’une chance contre lui, et cette chance, c’est que les sauvages s’obstinent à rester si longtemps encore au pied du Maunganamu, que les vivres viennent à nous manquer. Mais cela est peu probable, surtout si nous jouons habilement notre jeu.
– Et quand tenterons-nous cette dernière chance? demanda lady Helena.
– Ce soir même, répondit Paganel, à l’heure des plus épaisses ténèbres.
– C’est convenu, répondit Mac Nabbs. Paganel, vous êtes un homme de génie et moi qui ne me passionne guère, d’habitude, je réponds du succès. Ah! Ces coquins! Nous allons leur servir un petit miracle, qui retardera leur conversion d’un bon siècle! Que les missionnaires nous le pardonnent!»
Le projet de Paganel était donc adopté, et véritablement, avec les superstitieuses idées des maoris, il pouvait, il devait réussir. Restait son exécution. L’idée était bonne, mais sa mise en pratique difficile. Ce volcan n’allait-il pas dévorer les audacieux qui lui creuseraient un cratère? Pourrait-on maîtriser, diriger cette éruption, quand ses vapeurs, ses flammes et ses laves seraient déchaînées? Le cône tout entier ne s’abîmerait-il pas dans un gouffre de feu? C’était toucher là à ces phénomènes dont la nature s’est réservé le monopole absolu.
Paganel avait prévu ces difficultés, mais il comptait agir avec prudence et sans pousser les choses à l’extrême. Il suffisait d’une apparence pour duper les maoris, et non de la terrible réalité d’une éruption.
Combien cette journée parut longue! Chacun en compta les interminables heures. Tout était préparé pour la fuite. Les vivres de l’oudoupa avaient été divisés et formaient des paquets peu embarrassants.
Quelques nattes et les armes à feu complétaient ce léger bagage, enlevé au tombeau du chef. Il va sans dire que ces préparatifs furent faits dans l’enceinte palissadée et à l’insu des sauvages.
À six heures, le stewart servit un repas réconfortant. Où et quand mangerait-on dans les vallées du district, nul ne le pouvait prévoir.
Donc, on dîna pour l’avenir. Le plat du milieu se composait d’une demi-douzaine de gros rats, attrapés par Wilson et cuits à l’étouffée. Lady Helena et Mary Grant refusèrent obstinément de goûter ce gibier si estimé dans la Nouvelle-Zélande, mais les hommes s’en régalèrent comme de vrais maoris. Cette chair était véritablement excellente, savoureuse, même, et les six rongeurs furent rongés jusqu’aux os.
Le crépuscule du soir arriva. Le soleil disparut derrière une bande d’épais nuages d’aspect orageux.
Quelques éclairs illuminaient l’horizon, et un tonnerre lointain roulait dans les profondeurs du ciel.
Paganel salua l’orage qui venait en aide à ses desseins et complétait sa mise en scène. Les sauvages sont superstitieusement affectés par ces grands phénomènes de la nature. Les néo-zélandais tiennent le tonnerre pour la voix irritée de leur Nouï-Atoua et l’éclair n’est que la fulguration courroucée de ses yeux. La divinité paraîtrait donc venir personnellement châtier les profanateurs du tabou. À huit heures, le sommet du Maunganamu disparut dans une obscurité sinistre.
Le ciel prêtait un fond noir à cet épanouissement de flammes que la main de Paganel allait y projeter.
Les maoris ne pouvaient plus voir leurs prisonniers.
Le moment d’agir était venu.
Il fallait procéder avec rapidité. Glenarvan, Paganel, Mac Nabbs, Robert, le stewart, les deux matelots, se mirent à l’œuvre simultanément.
L’emplacement du cratère fut choisi à trente pas du tombeau de Kara-Tété. Il était important, en effet, que cet oudoupa fut respecté par l’éruption, car avec lui eût également disparu le tabou de la montagne. Là, Paganel avait remarqué un énorme bloc de pierre autour duquel les vapeurs s’épanchaient avec une certaine intensité. Ce bloc recouvrait un petit cratère naturel creusé dans le cône, et s’opposait par son poids seul à l’épanchement des flammes souterraines. Si l’on parvenait à le rejeter hors de son alvéole, les vapeurs et les laves fuseraient aussitôt par l’ouverture dégagée.
Les travailleurs se firent des leviers avec les pieux arrachés à l’intérieur de l’oudoupa, et ils attaquèrent vigoureusement la masse rocheuse. Sous leurs efforts simultanés, le roc ne tarda pas à s’ébranler. Ils lui creusèrent une sorte de petite tranchée sur le talus du mont, afin qu’il pût glisser par ce plan incliné. À mesure qu’ils le soulevaient, les trépidations du sol s’accusaient plus violemment.
De sourds rugissements de flammes et des sifflements de fournaise couraient sous la croûte amincie. Les audacieux ouvriers, véritables cyclopes maniant les feux de la terre, travaillaient silencieusement.
Bientôt, quelques fissures et des jets de vapeur brûlante leur apprirent que la place devenait périlleuse. Mais un suprême effort arracha le bloc qui glissa sur la pente du mont et disparut.
Aussitôt la couche amincie céda. Une colonne incandescente fusa vers le ciel avec de véhémentes détonations, tandis que des ruisseaux d’eau bouillante et de laves roulaient vers le campement des indigènes et les vallées inférieures.
Tout le cône trembla, et l’on put croire qu’il s’abîmait dans un gouffre sans fond. Glenarvan et ses compagnons eurent à peine le temps de se soustraire aux atteintes de l’éruption; ils s’enfuirent dans l’enceinte de l’oudoupa, non sans avoir reçu quelques gouttes d’une eau portée à une température de quatre-vingt-quatorze degrés.
Cette eau répandit d’abord une légère odeur de bouillon, qui se changea bientôt en une odeur de soufre très marquée.
Alors, les vases, les laves, les détritus volcaniques, se confondirent dans un même embrasement. Des torrents de feu sillonnèrent les flancs du Maunganamu. Les montagnes prochaines s’éclairèrent au feu de l’éruption; les vallées profondes s’illuminèrent d’une réverbération intense.
Tous les sauvages s’étaient levés, hurlant sous la morsure de ces laves qui bouillonnaient au milieu de leur bivouac. Ceux que le fleuve de feu n’avait pas atteints fuyaient et remontaient les collines environnantes; puis, ils se retournaient épouvantés, et considéraient cet effrayant phénomène, ce volcan dans lequel la colère de leur dieu abîmait les profanateurs de la montagne sacrée. Et, à de certains moments où faiblissait le fracas de l’éruption, on les entendait hurler leur cri sacramenteclass="underline"
«Tabou! Tabou! Tabou!»
Cependant, une énorme quantité de vapeurs, de pierres enflammées et de laves s’échappait de ce cratère du Maunganamu. Ce n’était plus un simple geyser comme ceux qui avoisinent le mont Hécla en Islande, mais le mont Hécla lui-même. Toute cette suppuration volcanique s’était contenue jusqu’alors sous l’enveloppe du cône, parce que les soupapes du Tongariro suffisaient à son expansion; mais lorsqu’on lui ouvrit une issue nouvelle, elle se précipita avec une extrême véhémence, et cette nuit-là, par une loi d’équilibre, les autres éruptions de l’île durent perdre de leur intensité habituelle.