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On ne parlait plus d’Harry Grant. À quoi bon, puisqu’on ne pouvait rien tenter pour lui? Si le nom du capitaine se prononçait encore, c’était dans les conversations de sa fille et de John Mangles.

John n’avait point rappelé à Mary ce que la jeune fille lui avait dit pendant la dernière nuit du Waré-atoua. Sa discrétion ne voulait pas prendre acte d’une parole prononcée dans un suprême instant de désespoir.

Quand il parlait d’Harry Grant, John faisait encore des projets de recherches ultérieures. Il affirmait à Mary que lord Glenarvan reprendrait cette entreprise avortée. Il partait de ce point que l’authenticité du document ne pouvait être mise en doute. Donc, Harry Grant existait quelque part.

Donc, fallût-il fouiller le monde entier, on devait le retrouver. Mary s’enivrait de ces paroles, et John et elle, unis par les mêmes pensées, se confondaient maintenant dans le même espoir. Souvent lady Helena prenait part à leur conversation; mais elle ne s’abandonnait point à tant d’illusions, et se gardait pourtant de ramener ces jeunes gens à la triste réalité.

Pendant ce temps, Mac Nabbs, Robert, Wilson et Mulrady chassaient sans trop s’éloigner de la petite troupe, et chacun d’eux fournissait son contingent de gibier. Paganel, toujours drapé dans son manteau de phormium, se tenait à l’écart, muet et pensif.

Et cependant, – cela est bon à dire, – malgré cette loi de la nature qui fait qu’au milieu des épreuves, des dangers, des fatigues, des privations, les meilleurs caractères se froissent et s’aigrissent, tous ces compagnons d’infortune restèrent unis, dévoués, prêts à se faire tuer les uns pour les autres.

Le 25 février, la route fut barrée par une rivière qui devait être le Waikari de la carte de Paganel.

On put la passer à gué.

Pendant deux jours, les plaines d’arbustes se succédèrent sans interruption. La moitié de la distance qui sépare le lac Taupo de la côte avait été franchie sans mauvaise rencontre, sinon sans fatigue.

Alors apparurent d’immenses et interminables forêts qui rappelaient les forêts australiennes; mais ici, les kauris remplaçaient les eucalyptus. Bien qu’ils eussent singulièrement usé leur admiration depuis quatre mois de voyage, Glenarvan et ses compagnons furent encore émerveillés à la vue de ces pins gigantesques, dignes rivaux des cèdres du Liban et des «mammouth trees» de la Californie. Ces kauris, en langue de botaniste «des abiétacées damarines», mesuraient cent pieds de hauteur avant la ramification des branches. Ils poussaient par bouquets isolés, et la forêt se composait, non pas d’arbres, mais d’innombrables groupes d’arbres qui étendaient à deux cents pieds dans les airs leur parasol de feuilles vertes.

Quelques-uns de ces pins, jeunes encore, âgés à peine d’une centaine d’années, ressemblaient aux sapins rouges des régions européennes. Ils portaient une sombre couronne terminée par un cône aigu. Leurs aînés, au contraire, des arbres vieux de cinq ou six siècles, formaient d’immenses tentes de verdure supportées sur les inextricables bifurcations de leurs branches. Ces patriarches de la forêt zélandaise mesuraient jusqu’à cinquante pieds de circonférence, et les bras réunis de tous les voyageurs ne pouvaient pas entourer leur tronc.

Pendant trois jours, la petite troupe s’aventura sous ces vastes arceaux et sur un sol argileux que le pas de l’homme n’avait jamais foulé. On le voyait bien aux amas de gomme résineuse entassés, en maint endroit, au pied des kauris, et qui eussent suffi pendant de longues années à l’exportation indigène.

Les chasseurs trouvèrent par bandes nombreuses les kiwis si rares au milieu des contrées fréquentées par les maoris. C’est dans ces forêts inaccessibles que se sont réfugiés ces curieux oiseaux chassés par les chiens zélandais. Ils fournirent aux repas des voyageurs une abondante et saine nourriture.

Il arriva même à Paganel d’apercevoir au loin, dans un épais fourré, un couple de volatiles gigantesques. Son instinct de naturaliste se réveilla. Il appela ses compagnons, et, malgré leur fatigue, le major, Robert et lui se lancèrent sur les traces de ces animaux.

On comprendra l’ardente curiosité du géographe, car il avait reconnu ou cru reconnaître ces oiseaux pour des «moas», appartenant à l’espèce des «dinormis», que plusieurs savants rangent parmi les variétés disparues. Or, cette rencontre confirmait l’opinion de M De Hochstetter et autres voyageurs sur l’existence actuelle de ces géants sans ailes de la Nouvelle-Zélande.

Ces moas que poursuivait Paganel, ces contemporains des mégathérium et des ptérodactyles, devaient avoir dix-huit pieds de hauteur. C’étaient des autruches démesurées et peu courageuses, car elles fuyaient avec une extrême rapidité. Mais pas une balle ne put les arrêter dans leur course! Après quelques minutes de chasse, ces insaisissables moas disparurent derrière les grands arbres, et les chasseurs en furent pour leurs frais de poudre et de déplacement.

Ce soir-là, 1er mars, Glenarvan et ses compagnons, abandonnant enfin l’immense forêt de kauris, campèrent au pied du mont Ikirangi, dont la cime montait à cinq mille cinq cents pieds dans les airs.

Alors, près de cent milles avaient été franchis depuis le Maunganamu, et la côte restait encore à trente milles. John Mangles avait espéré faire cette traversée en dix jours, mais il ignorait alors les difficultés que présentait cette région.

En effet, les détours, les obstacles de la route, les imperfections des relèvements, l’avaient allongée d’un cinquième, et malheureusement les voyageurs, en arrivant au mont Ikirangi, étaient complètement épuisés.

Or, il fallait encore deux grands jours de marche pour atteindre la côte, et maintenant, une nouvelle activité, une extrême vigilance, redevenaient nécessaires, car on rentrait dans une contrée souvent fréquentée par les naturels.

Cependant, chacun dompta ses fatigues, et le lendemain la petite troupe repartit au lever du jour.

Entre le mont Ikirangi, qui fut laissé à droite, et le mont Hardy, dont le sommet s’élevait à gauche à une hauteur de trois mille sept cents pieds, le voyage devint très pénible. Il y avait là, sur une longueur de dix milles, une plaine toute hérissée de «supple-jacks», sorte de liens flexibles justement nommés «lianes étouffantes. «à chaque pas, les bras et les jambes s’y embarrassaient, et ces lianes, de véritables serpents, enroulaient le corps de leurs tortueux replis. Pendant deux jours, il fallut s’avancer la hache à la main et lutter contre cette hydre à cent mille têtes, ces plantes tracassantes et tenaces, que Paganel eût volontiers classées parmi les zoophytes.

Là, dans ces plaines, la chasse devint impossible, et les chasseurs n’apportèrent plus leur tribut accoutumé. Les provisions touchaient à leur fin, on ne pouvait les renouveler; l’eau manquait, on ne pouvait apaiser une soif doublée par les fatigues.

Alors, les souffrances de Glenarvan et des siens furent horribles, et, pour la première fois, l’énergie morale fut près de les abandonner.

Enfin, ne marchant plus, se traînant, corps sans âmes menés par le seul instinct de la conservation qui survivait à tout autre sentiment, ils atteignirent la pointe Lottin, sur les bords du Pacifique.

En cet endroit se voyaient quelques huttes désertes, ruines d’un village récemment dévasté par la guerre, des champs abandonnés, partout les marques du pillage, de l’incendie. Là, la fatalité réservait une nouvelle et terrible épreuve aux infortunés voyageurs.