Ils erraient le long du rivage, quand, à un mille de la côte, apparut un détachement d’indigènes, qui s’élança vers eux en agitant ses armes. Glenarvan, acculé à la mer, ne pouvait fuir, et, réunissant ses dernières forces, il allait prendre ses dispositions pour combattre, quand John Mangles s’écria:
«Un canot, un canot!»
À vingt pas, en effet, une pirogue, garnie de six avirons, était échouée sur la grève. La mettre à flot, s’y précipiter et fuir ce dangereux rivage, ce fut l’affaire d’un instant. John Mangles, Mac Nabbs, Wilson, Mulrady se mirent aux avirons; Glenarvan prit le gouvernail; les deux femmes, Olbinett et Robert s’étendirent près de lui.
En dix minutes, la pirogue fut d’un quart de mille au large. La mer était calme. Les fugitifs gardaient un profond silence.
Cependant, John, ne voulant pas trop s’écarter de la côte, allait donner l’ordre de prolonger le rivage, quand son aviron s’arrêta subitement dans ses mains.
Il venait d’apercevoir trois pirogues qui débouchaient de la pointe Lottin, dans l’évidente intention de lui appuyer la chasse.
«En mer! En mer! s’écria-t-il, et plutôt nous abîmer dans les flots!»
La pirogue, enlevée par ses quatre rameurs, reprit le large. Pendant une demi-heure, elle put maintenir sa distance; mais les malheureux, épuisés, ne tardèrent pas à faiblir, et les trois autres pirogues gagnèrent sensiblement sur eux. En ce moment, deux milles à peine les en séparaient. Donc, nulle possibilité d’éviter l’attaque des indigènes, qui, armés de leurs longs fusils, se préparaient à faire feu.
Que faisait alors Glenarvan? Debout, à l’arrière du canot, il cherchait à l’horizon quelque secours chimérique. Qu’attendait-il? Que voulait-il? Avait-il comme un pressentiment?
Tout à coup, son regard s’enflamma, sa main s’étendit vers un point de l’espace.
«Un navire! s’écria-t-il, mes amis, un navire!
Nagez! Nagez ferme!»
Pas un des quatre rameurs ne se retourna pour voir ce bâtiment inespéré, car il ne fallait pas perdre un coup d’aviron. Seul, Paganel, se levant, braqua sa longue-vue sur le point indiqué.
«Oui, dit-il, un navire! Un steamer! Il chauffe à toute vapeur! Il vient sur nous! Hardi, mes camarades!»
Les fugitifs déployèrent une nouvelle énergie, et pendant une demi-heure encore, conservant leur distance, ils enlevèrent la pirogue à coups précipités. Le steamer devenait de plus en plus visible. On distinguait ses deux mâts à sec de toile et les gros tourbillons de sa fumée noire.
Glenarvan, abandonnant la barre à Robert, avait saisi la lunette du géographe et ne perdait pas un des mouvements du navire.
Mais que durent penser John Mangles et ses compagnons, quand ils virent les traits du lord se contracter, sa figure pâlir, et l’instrument tomber de ses mains? Un seul mot leur expliqua ce subit désespoir.
«Le Duncan! s’écria Glenarvan, le Duncan et les convicts!
– Le Duncan! s’écria John, qui lâcha son aviron et se leva aussitôt.
– Oui! La mort des deux côtés!» murmura Glenarvan, brisé par tant d’angoisses.
C’était le yacht, en effet, on ne pouvait s’y méprendre, le yacht avec son équipage de bandits!
Le major ne put retenir une malédiction qu’il lança contre le ciel. C’en était trop!
Cependant, la pirogue était abandonnée à elle-même.
Où la diriger? Où fuir? était-il possible de choisir entre les sauvages ou les convicts?
Un coup de fusil partit de l’embarcation indigène la plus rapprochée, et la balle vint frapper l’aviron de Wilson. Quelques coups de rames repoussèrent alors la pirogue vers le Duncan.
Le yacht marchait à toute vapeur et n’était plus qu’à un demi-mille. John Mangles, coupé de toutes parts, ne savait plus comment évoluer, dans quelle direction fuir. Les deux pauvres femmes, agenouillées, éperdues, priaient.
Les sauvages faisaient un feu roulant, et les balles pleuvaient autour de la pirogue. En ce moment, une forte détonation éclata, et un boulet, lancé par le canon du yacht, passa sur la tête des fugitifs. Ceux-ci, pris entre deux feux, demeurèrent immobiles entre le Duncan et les canots indigènes.
John Mangles, fou de désespoir, saisit sa hache. Il allait saborder la pirogue, la submerger avec ses infortunés compagnons, quand un cri de Robert l’arrêta.
«Tom Austin! Tom Austin! disait l’enfant. Il est à bord! Je le vois! Il nous a reconnus! Il agite son chapeau!»
La hache resta suspendue au bras de John.
Un second boulet siffla sur sa tête et vint couper en deux la plus rapprochée des trois pirogues, tandis qu’un hurrah éclatait à bord du Duncan. Les sauvages, épouvantés, fuyaient et regagnaient la côte.
«À nous! à nous, Tom!» avait crié John Mangles d’une voix éclatante.
Et, quelques instants après, les dix fugitifs, sans savoir comment, sans y rien comprendre, étaient tous en sûreté à bord du Duncan.
Chapitre XVII Pourquoi le «Duncan» croisait sur la côte est de la Nouvelle-Zélande
Il faut renoncer à peindre les sentiments de Glenarvan et de ses amis, quand résonnèrent à leurs oreilles les chants de la vieille écosse. Au moment où ils mettaient le pied sur le pont du Duncan, le bag-piper, gonflant sa cornemuse, attaquait le pibroch national du clan de Malcolm, et de vigoureux hurrahs saluaient le retour du laird à son bord.
Glenarvan, John Mangles, Paganel, Robert, le major lui-même, tous pleuraient et s’embrassaient.
Ce fut d’abord de la joie, du délire. Le géographe était absolument fou; il gambadait et mettait en joue avec son inséparable longue-vue, les dernières pirogues qui regagnaient la côte.
Mais, à la vue de Glenarvan, de ses compagnons, les vêtements en lambeaux, les traits hâves et portant la marque de souffrances horribles, l’équipage du yacht interrompit ses démonstrations. C’étaient des spectres qui revenaient à bord, et non ces voyageurs hardis et brillants, que, trois mois auparavant, l’espoir entraînait sur les traces des naufragés. Le hasard, le hasard seul les ramenait à ce navire qu’ils ne s’attendaient plus à revoir! Et dans quel triste état de consomption et de faiblesse!
Mais, avant de songer à la fatigue, aux impérieux besoins de la faim et de la soif, Glenarvan interrogea Tom Austin sur sa présence dans ces parages.
Pourquoi le Duncan se trouvait-il sur la côte orientale de la Nouvelle-Zélande? Comment n’était-il pas entre les mains de Ben Joyce? Par quelle providentielle fatalité Dieu l’avait-il amené sur la route des fugitifs?
Pourquoi? Comment? À quel propos? Ainsi débutaient les questions simultanées qui venaient frapper Tom Austin à bout portant. Le vieux marin ne savait auquel entendre. Il prit donc le parti de n’écouter que lord Glenarvan et de ne répondre qu’à lui.
«Mais les convicts? demanda Glenarvan, qu’avez-vous fait des convicts?
– Les convicts?… Répondit Tom Austin du ton d’un homme qui ne comprend rien à une question.