– Oui! Les misérables qui ont attaqué le yacht?
– Quel yacht? dit Tom Austin, le yacht de votre honneur?
– Mais oui! Tom! Le Duncan, et ce Ben Joyce qui est venu à bord?
– Je ne connais pas ce Ben Joyce, je ne l’ai jamais vu, répondit Austin.
– Jamais! s’écria Glenarvan stupéfait des réponses du vieux marin. Alors, me direz-vous, Tom, pourquoi le Duncan croise en ce moment sur les côtes de la Nouvelle-Zélande?»
Si Glenarvan, lady Helena, miss Grant, Paganel, le major, Robert, John Mangles, Olbinett, Mulrady, Wilson, ne comprenaient rien aux étonnements du vieux marin, quelle fut leur stupéfaction, quand Tom répondit d’une voix calme:
«Mais le Duncan croise ici par ordre de votre honneur.
– Par mes ordres! s’écria Glenarvan.
– Oui, mylord. Je n’ai fait que me conformer à vos instructions contenues dans votre lettre du 14 janvier.
– Ma lettre! Ma lettre!» s’écria Glenarvan.
En ce moment, les dix voyageurs entouraient Tom Austin et le dévoraient du regard. La lettre datée de Snowy-River était donc parvenue au Duncan?
«Voyons, reprit Glenarvan, expliquons-nous, car je crois rêver. Vous avez reçu une lettre, Tom?
– Oui, une lettre de votre honneur.
– À Melbourne?
– À Melbourne, au moment où j’achevais de réparer mes avaries.
– Et cette lettre?
– Elle n’était pas écrite de votre main, mais signée de vous, mylord.
– C’est cela même. Ma lettre vous a été apportée par un convict nommé Ben Joyce.
– Non, par un matelot appelé Ayrton, quartier-maître du Britannia.
– Oui! Ayrton, Ben Joyce, c’est le même individu. Eh bien! Que disait cette lettre?
– Elle me donnait l’ordre de quitter Melbourne sans retard, et de venir croiser sur les côtes orientales de…
– De l’Australie! s’écria Glenarvan avec une véhémence qui déconcerta le vieux marin.
– De l’Australie? répéta Tom en ouvrant les yeux, mais non! De la Nouvelle-Zélande!
– De l’Australie! Tom! De l’Australie!» répondirent d’une seule voix les compagnons de Glenarvan.
En ce moment, Austin eut une sorte d’éblouissement.
Glenarvan lui parlait avec une telle assurance, qu’il craignit de s’être trompé en lisant cette lettre. Lui, le fidèle et exact marin, aurait-il commis une pareille erreur? Il rougit, il se troubla.
«Remettez-vous, Tom, dit lady Helena, la providence a voulu…
– Mais non, madame, pardonnez-moi, reprit le vieux Tom. Non! Ce n’est pas possible! Je ne me suis pas trompé! Ayrton a lu la lettre comme moi, et c’est lui, lui, qui voulait, au contraire, me ramener à la côte australienne!
– Ayrton? s’écria Glenarvan.
– Lui-même! Il m’a soutenu que c’était une erreur, que vous me donniez rendez-vous à la baie Twofold!
– Avez-vous la lettre, Tom? demanda le major, intrigué au plus haut point.
– Oui, Monsieur Mac Nabbs, répondit Austin. Je vais la chercher.»
Austin courut à sa cabine du gaillard d’avant.
Pendant la minute que dura son absence, on se regardait, on se taisait, sauf le major, qui, l’œil fixé sur Paganel, dit en se croisant les bras:
«Par exemple, il faut avouer, Paganel, que ce serait un peu fort!
– Hein?» fit le géographe, qui, le dos courbé et les lunettes sur le front, ressemblait à un gigantesque point d’interrogation.
Austin revint. Il tenait à la main la lettre écrite par Paganel et signée par Glenarvan.
«Que votre honneur lise», dit le vieux marin.
Glenarvan prit la lettre et lut:
«Ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard et de conduire le Duncan par 37 degrés de latitude à la côte orientale de la Nouvelle-Zélande!…»
«La Nouvelle-Zélande!» s’écria Paganel bondissant.
Et il saisit la lettre des mains de Glenarvan, se frotta les yeux, ajusta ses lunettes sur son nez, et lut à son tour.
«La Nouvelle-Zélande!» dit-il avec un accent impossible à rendre, tandis que la lettre s’échappait de ses doigts.
En ce moment, il sentit une main s’appuyer sur son épaule. Il se redressa et se vit face à face avec le major.
«Allons, mon brave Paganel, dit Mac Nabbs d’un air grave, il est encore heureux que vous n’ayez pas envoyé le Duncan en Cochinchine!»
Cette plaisanterie acheva le pauvre géographe. Un rire universel, homérique, gagna tout l’équipage du yacht. Paganel, comme fou, allait et venait, prenant sa tête à deux mains, s’arrachant les cheveux. Ce qu’il faisait, il ne le savait plus; ce qu’il voulait faire, pas davantage! Il descendit par l’échelle de la dunette, machinalement; il arpenta le pont, titubant, allant devant lui, sans but, et remonta sur le gaillard d’avant. Là, ses pieds s’embarrassèrent dans un paquet de câbles. Il trébucha. Ses mains, au hasard, se raccrochèrent à une corde.
Tout à coup, une épouvantable détonation éclata. Le canon du gaillard d’avant partit, criblant les flots tranquilles d’une volée de mitraille. Le malencontreux Paganel s’était rattrapé à la corde de la pièce encore chargée, et le chien venait de s’abattre sur l’amorce fulminante. De là ce coup de tonnerre. Le géographe fut renversé sur l’échelle du gaillard et disparut par le capot jusque dans le poste de l’équipage.
À la surprise produite par la détonation, succéda un cri d’épouvante. On crut à un malheur. Dix matelots se précipitèrent dans l’entrepont et remontèrent Paganel plié en deux.
Le géographe ne parlait plus.
On transporta ce long corps sur la dunette. Les compagnons du brave français étaient désespérés. Le major, toujours médecin dans les grandes occasions, se préparait à enlever les habits du malheureux Paganel, afin de panser ses blessures; mais à peine avait-il porté la main sur le moribond, que celui-ci se redressa, comme s’il eût été mis en contact avec une bobine électrique.
«Jamais! Jamais!» s’écria-t-il; et, ramenant sur son maigre corps les lambeaux de ses vêtements, il se boutonna avec une vivacité singulière.
«Mais, Paganel! dit le major.
– Non! vous dis-je!
– Il faut visiter…
– Vous ne visiterez pas!
– Vous avez peut-être cassé… Reprit Mac Nabbs.
– Oui, répondit Paganel, qui se remit d’aplomb sur ses longues jambes, mais ce que j’ai cassé, le charpentier le raccommodera!
– Quoi donc?
– L’épontille du poste, qui s’est brisée dans ma chute!»
À cette réplique, les éclats de rire recommencèrent de plus belle. Cette réponse avait rassuré tous les amis du digne Paganel, qui était sorti sain et sauf de ses aventures avec le canon du gaillard d’avant.
«En tout cas, pensa le major, voilà un géographe étrangement pudibond!»
Cependant, Paganel, revenu de ses grandes émotions, eut encore à répondre à une question qu’il ne pouvait éviter.