– Il paraît, capitaine.
– Vous allez me remplacer sur cette île déserte. Puisse le ciel vous inspirer le repentir!
– Ainsi soit-il!» répondit Ayrton d’un ton calme.
Puis Glenarvan, s’adressant au quartier-maître, lui dit:
«Vous persistez, Ayrton, dans cette résolution d’être abandonné?
– Oui, mylord.
– L’île Tabor vous convient?
– Parfaitement.
– Maintenant, écoutez mes dernières paroles, Ayrton. Ici, vous serez éloigné de toute terre, et sans communication possible avec vos semblables. Les miracles sont rares, et vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. Vous serez seul, sous l’œil d’un Dieu qui lit au plus profond des cœurs, mais vous ne serez ni perdu ni ignoré, comme fut le capitaine Grant. Si indigne que vous soyez du souvenir des hommes, les hommes se souviendront de vous. Je sais où vous êtes, Ayrton, je sais où vous trouver, je ne l’oublierai jamais.
– Dieu conserve votre honneur!» répondit simplement Ayrton.
Telles furent les dernières paroles échangées entre Glenarvan et le quartier-maître. Le canot était prêt. Ayrton y descendit.
John Mangles avait d’avance fait transporter dans l’île quelques caisses d’aliments conservés, des outils, des armes et un approvisionnement de poudre et de plomb.
Le quartier-maître pouvait donc se régénérer par le travail; rien ne lui manquait, pas même des livres, et entre autres la bible, si chère aux cœurs anglais.
L’heure de la séparation était venue. L’équipage et les passagers se tenaient sur le pont. Plus d’un se sentait l’âme serrée. Mary Grant et lady Helena ne pouvaient contenir leur émotion.
«Il le faut donc? demanda la jeune femme à son mari, il faut donc que ce malheureux soit abandonné!
– Il le faut, Helena, répondit lord Glenarvan. C’est l’expiation!»
En ce moment, le canot, commandé par John Mangles, déborda. Ayrton, debout, toujours impassible, ôta son chapeau et salua gravement.
Glenarvan se découvrit, avec lui tout l’équipage, comme on fait devant un homme qui va mourir, et l’embarcation s’éloigna au milieu d’un profond silence.
Ayrton, arrivé à terre, sauta sur le sable, et le canot revint à bord.
Il était alors quatre heures du soir, et du haut de la dunette, les passagers purent voir le quartier-maître, les bras croisés, immobile comme une statue sur un roc, et regardant le navire.
«Nous partons, mylord? demanda John Mangles.
– Oui, John, répondit vivement Glenarvan, plus ému qu’il ne voulait le paraître.
– Go head!» cria John à l’ingénieur.
La vapeur siffla dans ses conduits, l’hélice battit les flots, et, à huit heures, les derniers sommets de l’île Tabor disparaissaient dans les ombres de la nuit.
Chapitre XXII La dernière distraction de Jacques Paganel
Le Duncan, onze jours après avoir quitté l’île, le 18 mars, eut connaissance de la côte américaine, et, le lendemain, il mouilla dans la baie de Talcahuano.
Il y revenait après un voyage de cinq mois, pendant lequel, suivant rigoureusement la ligne du trente-septième parallèle, il avait fait le tour du monde. Les passagers de cette mémorable expédition, sans précédents dans les annales du traveller’s club, venaient de traverser le Chili, les Pampas, la république Argentine, l’Atlantique, les îles d’Acunha, l’océan Indien, les îles Amsterdam, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’île Tabor et le Pacifique. Leurs efforts n’avaient point été stériles et ils rapatriaient les naufragés du Britannia.
Pas un de ces braves écossais, partis à la voix de leur laird, ne manquait à l’appel, tous revenaient à leur vieille écosse, et cette expédition rappelait la bataille «sans larmes» de l’histoire ancienne.
Le Duncan, son ravitaillement terminé, prolongea les côtes de la Patagonie, doubla le cap Horn, et courut à travers l’océan Atlantique.
Nul voyage ne fut moins incidenté. Le yacht emportait dans ses flancs une cargaison de bonheur.
Il n’y avait plus de secret à bord, pas même les sentiments de John Mangles pour Mary Grant.
Si, cependant. Un mystère intriguait encore Mac Nabbs. Pourquoi Paganel demeurait-il toujours hermétiquement renfermé dans ses habits et encravaté au fond d’un cache-nez qui lui montait jusqu’aux oreilles?
Le major grillait de connaître le motif de cette singulière manie. Mais c’est le cas de dire que, malgré les interrogations, les allusions, les soupçons de Mac Nabbs, Paganel ne se déboutonna pas.
Non, pas même quand le Duncan passa la ligne et que les coutures du pont fondirent sous une chaleur de cinquante degrés.
«Il est si distrait, qu’il se croit à Saint-Pétersbourg,» disait le major en voyant le géographe enveloppé d’une vaste houppelande, comme si le mercure eût été gelé dans le thermomètre.
Enfin, le 9 mai, cinquante-trois jours après avoir quitté Talcahuano, John Mangles releva les feux du cap Clear. Le yacht embouqua le canal Saint-Georges, traversa la mer d’Irlande, et, le 10 mai, il donna dans le golfe de la Clyde. À onze heures, il mouillait à Dumbarton. À deux heures du soir, ses passagers entraient à Malcolm-Castle, au milieu des hurrahs des highlanders.
Il était donc écrit qu’Harry Grant et ses deux compagnons seraient sauvés, que John Mangles épouserait Mary Grant dans la vieille cathédrale de Saint-Mungo, où le révérend Morton, après avoir prié, neuf mois auparavant, pour le salut du père, bénit le mariage de sa fille et de son sauveur!
Il était donc écrit que Robert serait marin comme Harry Grant, marin comme John Mangles, et qu’il reprendrait avec eux les grands projets du capitaine, sous la haute protection de lord Glenarvan!
Mais était-il écrit que Jacques Paganel ne mourrait pas garçon? Probablement.
En effet, le savant géographe, après ses héroïques exploits, ne pouvait échapper à la célébrité. Ses distractions firent fureur dans le grand monde écossais. On se l’arrachait, et il ne suffisait plus aux politesses dont il fut l’objet.
Et ce fut alors qu’une aimable demoiselle de trente ans, rien de moins que la cousine du major Mac Nabbs, un peu excentrique elle-même, mais bonne et charmante encore, s’éprit des singularités du géographe et lui offrit sa main. Il y avait un million dedans; mais on évita d’en parler.
Paganel était loin d’être insensible aux sentiments de miss Arabella; cependant, il n’osait se prononcer.
Ce fut le major qui s’entremit entre ces deux cœurs faits l’un pour l’autre. Il dit même à Paganel que le mariage était la» dernière distraction» qu’il pût se permettre.
Grand embarras de Paganel, qui, par une étrange singularité, ne se décidait pas à articuler le mot fatal.
«Est-ce que miss Arabella ne vous plaît pas? lui demandait sans cesse Mac Nabbs.
– Oh! Major, elle est charmante! s’écria Paganel, mille fois trop charmante, et, s’il faut tout vous dire, il me plairait davantage qu’elle le fût moins! Je lui voudrais un défaut.
– Soyez tranquille, répondit le major, elle en possède, et plus d’un. La femme la plus parfaite en a toujours son contingent. Ainsi, Paganel, est-ce décidé?